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COMMENT RÉDUIRE L'ÉCART GRANDISSANT ENTRE LES PRIX DES LOGEMENTS ET LES REVENUS DES BRUXELLOIs·es ?

Comprendre la financiarisation du marché immobilier et trouver des solutions durables 

Par Naomé Ide 

Logement ❙ N°1  2023

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Illustrations : Juliane Lusson

INTRODUCTION

Le marché immobilier a connu à Bruxelles des changements significatifs au cours des trente dernières années, marqué par un écart croissant et sans précédent entre le niveau de revenu des citoyen·ne·s et les prix des logements. Ce phénomène de hausse de prix, appelé la «financiarisation des logements», a entraîné des difficultés accrues pour les ménages bruxellois à accéder à un logement abordable.


Pourtant, l’accès à un logement décent pour toutes et tous est considéré comme un droit fondamental inscrit dans la Constitution belge (Art. 23, pt. 3), devant « garantir une vie conforme à la dignité humaine ». Ce droit implique que les gouvernements – dans ce cas, les Régions – ont l’obligation de garantir à chaque personne l’accès à un logement qui réponde à ses besoins de base et qui soit abordable en fonction de sa situation financière. Cela signifie également que chaque logement mis en location doit répondre à des critères élémentaires d’accessibilité, de sécurité, de salubrité et d’équipements. Néanmoins, ce droit entre en conflit avec le droit de propriété, qui permet aux propriétaires de disposer librement de leurs biens, notamment en termes de fixation des prix de location et de vente de biens immobiliers. Le logement est donc à la fois un bien qui répond à un besoin vital et une marchandise, et cette tension compromet l’efficacité des mesures visant à garantir une offre suffisante de logements abordables.


Cette flambée des prix soulève de nombreuses questions : est-ce une tendance naturelle ou est-ce évitable ? Comment les dynamiques des prix de l’immobilier fonctionnent-elles ? Qui profite de cette situation et qui en souffre ? Bien que ces questions soient complexes et multifactorielles, de nombreu·x·ses chercheuses et chercheurs ont consacré leurs travaux à les éclaircir, permettant ainsi d’évaluer l’efficacité des politiques urbaines et, le cas échéant, de formuler des recommandations. Dans ce dossier, nous plongerons dans les mécanismes de la hausse considérable des prix de l’immobilier et y découvrirons les acteurs impliqués.

 

L’objectif est de mettre en lumière ces résultats et recommandations, afin de les diffuser au-delà des milieux d’expert·e·s, favoriser une meilleure compréhension des enjeux liés au logement et encourager une plus grande participation citoyenne sur ces questions qui nous concernent toutes et tous.

Ce dossier thématique se décline en trois parties. Dans un premier temps, nous dresserons un tableau de la situation actuelle. Ensuite, nous explorerons les mécanismes de la financiarisation du marché immobilier et nous tenterons de décrypter comment ils s'appliquent spécifiquement à Bruxelles. Enfin, nous vous présenterons les recommandations éclairées émanant d'expert·e·s locaux·ales, des solutions concrètes pour relever ces défis auxquelles nous sommes tou·te·s confronté·e·s.   

NB : Toutes les sources citées dans ce dossier sont disponibles dans la section ‘Références’ et accessibles publiquement. 

1. état des lieux du marché du logement

2. mécanisme du marché immobilier​

3. conclusion et recommandations

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1. Etat des lieux du marché du logement

1.1 Situation générales des ménages

  • Budget consacré au logement

  • Situation de mal logement

  • Conclusion

1.2 Situation des propriétaires

  • Structure de la propriété

  • Lieu de résidence et rente nette locative

  • Prix d'acquisition

1.3 Situation des locataires

  • Evolution générale des loyers

  • Evolution des modes de vie

Le droit au logement décent est fondamental pour trois principales raisons. Premièrement, car le mal-logement a des conséquences directes sur la santé de ses occupant·e·s : l’humidité peut par exemple entraîner ou exacerber l’asthme et d’autres affections respiratoires et allergiques ; les logements mal isolés et la précarité énergétique sont associés à la surmortalité hivernale, aux maladies cardio-vasculaires, aux problèmes respiratoires ou encore à une mauvaise santé mentale ; les logements surpeuplés peuvent avoir un impact important sur la qualité de vie, augmenter les infections des voies respiratoires et les problèmes de santé mentale, etc. (Sciensano, 2018). Deuxièmement, car une trop grande part du revenu consacré au logement se fait bien souvent au détriment d’autres postes budgétaires vitaux, les soins de santé en particulier (Dessouroux et al., 2016 ; Périlleux & Dupont, 2017 ; Romainville, 2018). Troisièmement, car le logement agit comme un levier d’émancipation, le mal-logement impactant la vie de famille, l’éducation et la scolarité des enfants, le développement professionnel, la productivité au travail, etc. Ainsi, l’inégalité d’accès à un logement adéquat accentue les inégalités sociales, celle-ci entravant la santé et la progression sociale de certains individus en raison de conditions de logement précaires (Demonty et al., 2021 ; Observatoire de la Santé et du Social, 2021).

Dans son rapport annuel de 2021, l’Observatoire de la Santé et du Social soulignait : « Les loyers et prix de vente particulièrement élevés, la vétusté du bâti et le taux de pauvreté élevé à Bruxelles ont pour conséquence qu’une partie non-négligeable de la population vit dans des logements surpeuplés, de mauvaise qualité, voire se retrouve dans certains cas sans logement propre ou se trouve contrainte de quitter la Région » (Observatoire de la Santé et du Social, 2021).

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- Juliane Lusson

Ancre 1.1

1.1 Situation générale des ménages

BUDGET CONSACRÉ AU LOGEMENT

Dans la Région de Bruxelles-Capitale (RBC), deux personnes sur cinq (38.8 %) se trouvent en situation de risque de pauvreté (Statbel, 2021b). Les expert·e·s tirent la sonnette d’alarme depuis de nombreuses années quant à la situation particulière des conditions de logement dans la Région. En effet, un·e bruxellois·e sur deux consacre la moitié de son budget à ce poste (eau, électricité et gaz compris) (cf. Figure 1) (Statbel, 2021a). Pourtant, les politiques européennes considèrent que, pour garantir une qualité de vie digne, le coût du logement ne doit pas dépasser 40 % des revenus disponibles (Eurostat, 2014; Parlement européen, 2021). Parallèlement, les propriétaires bailleurs évaluent traditionnellement le risque d’insolvabilité du locataire lorsque le loyer dépasse 30 % de ses revenus (ex : Gouty, 2022; LeBonBail, 2015).

Ainsi, l’Enquête sur les revenus et les conditions de vie (SILC, 2017) révèle par exemple que, une fois toutes les dépenses liées au logement payées, un ménage sur quatre ne dispose plus que de 8 € par jour et par personne pour faire face à toutes les autres dépenses (alimentation, santé, déplacement, habillement, scolarité, etc.). En 2018, « environ un ménage bruxellois sur six déclare avoir dû, dans la seule année écoulée, renoncer à des soins de santé pour des raisons financières » (Périlleux & Marissal, 2021, p. 2). Notons que ces chiffres ne tiennent pas compte de la récente flambée des prix de l’énergie, dont les impacts risquent d’être particulièrement importants pour les ménages plus vulnérables.

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FIGURE 1. PART DU REVENU DES  MÉNAGES DE LA RBC CONSACRÉ AU LOGEMENT
(EAU, ÉLECTRICITÉ, GAZ ET AUTRES COMBUSTIBLES COMPRIS, PAR QUARTILE DE REVENU, 2020)

Note : Les quartiles de revenus sont une méthode de classification qui permet de diviser la population des ménages bruxellois en quatre groupes égaux en nombre, en fonction de leur niveau de revenu. Ainsi, chaque groupe représente 25% de la population bruxelloise, du quartile de revenu inférieur (les 25% de ménages ayant les revenus les plus bas) au quartile supérieur (les 25% de ménages ayant les revenus les plus élevés). Cette méthode permet de mieux comprendre la répartition des revenus au sein de la population bruxelloise et d’analyser les différences de situations économiques entre les différents groupes. Source : Statbel (2021a) (calculs Bruscope).

Manifestation Belgian Housing Action Day 2023

- Naomé Ide

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Sur base des déclarations de revenus, la moitié des ménages est en principe éligible au logement social (perspective.brussels, 2020a). Néanmoins, la part de logements « à caractère social » – d’environ 10 % à Bruxelles (Bruxelles Logement, 2018; Ibsa, 2021; Statbel, 2011) – est loin de recouvrir les besoins spécifiques en matière de logement. A ce jour, près de 52.000 ménages ont rempli toutes les conditions d’accès au logement social, mais demeurent toujours en attente (9 % des ménages bruxellois) (Ibsa, 2022; RBDH, 2022). Le temps d’attente moyen pour les nouvelles inscriptions varie actuellement entre 12 et 20 ans (Logement Bruxellois, 2022). Notons que le nombre de personnes inscrites n’a jamais cessé d’augmenter d’année en année, il a même bondi de 16 % en seulement trois ans, entre 2018 et 2021 (contre une augmentation de la population bruxelloise de 20 % en vingt ans (Ibsa, 2022)) (Observatoire de la Santé et du Social, 2018a, 2021). Cela crée une situation inéquitable entre des personnes aux revenus équivalents, mais qui n’obtiennent pas les mêmes avantages sociaux.

FIGURE 2. LES BRUXELLOIS·E·S FACE AU LOGEMENT SOCIAL

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Source : [1] Statbel (2021), [2] Perspective.brussels (2020), [3] Observatoire de la Santé et du Social (2021) et [4] Logement Bruxellois (2022).

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- Juliane Lusson

Pourtant, la situation était très différente il n’y a pas très longtemps. En 1997 – si l’on suppose que 25 % des revenus des ménages sont consacrés au loyer – 40 % des ménages les plus pauvres avaient accès à 28 % du parc de logements bruxellois. Cela signifie que, malgré des revenus faibles, un pourcentage relativement élevé de ces ménages avait encore accès à un nombre important de logements abordables. Cependant, au fil des années, la situation s’est détériorée. En 2004, ces ménages n’avaient plus accès qu’à 10 % du parc de logements, et plus qu’à 1 % en 2014. Cela montre une tendance alarmante à la diminution de logements abordables pour les ménages les plus défavorisés (Dessouroux et al., 2016).

SITUATION DE MAL-LOGEMENT

Le bâti à Bruxelles est ancien, 38 % des logements ayant été construits avant 1945 (RBDH, 2021). Selon les chiffres, environ 10 % des ménages bruxellois seraient en situation de privation grave de logement* (Statbel, 2021b) et environ 18 % seraient confrontés à au moins un problème dans sa qualité pouvant impacter leur santé (humidité ou moisissure, incapacité de chauffer le logement ou situation de surpeuplement) (Sciensano, 2018). Notons que la qualité des habitations louées est particulièrement inquiétante : près d’un·e locataire sur deux (43 %) estime la qualité des installations et des équipements de son logement de « très mauvaise » à « moyenne » et plus d’un·e locataire sur quatre (28 %) rapporte qu’au moins une pièce a des problèmes d’humidité (slrb-bghm. brussels, 2018). Les enfants sont plus particulièrement exposés à ces risques, touchant 34 % des couples avec enfants et 27 % des familles monoparentales (Observatoire de la Santé et du Social, 2018b)). Entre 2018 et 2020, le nombre de personnes vivant dans un logement inadéquat a augmenté de 43 % (Observatoire de la Santé et du Social, 2021). De plus, « les acteur·rice·s du terrain révèlent que la problématique d’insalubrité est renforcée par la malhonnêteté des marchands de sommeil », appellation donnée à certains propriétaires bailleurs « qui abusent et louent en toute illégalité des logements indignes à des populations vulnérables » (Dessouroux et al., 2016)

*L’Etat belge considère qu’une personne se trouve en situation de privation grave de logement lorsqu’il « est considéré comme surpeuplé et présente au moins un des problèmes suivants : (a) le toit qui fuit, (b) de l’humidité sur les murs ou au sol, (c) le pourrissement des boiseries, (d) ni baignoire, ni douche ni toilette intérieure, (e) le logement trop sombre (Statbel, « Risque de pauvreté ou d’exclusion sociale : Indicateurs-SILC 2019-2021 »).

Au-delà de l’insalubrité, 29 % des ménages bruxellois sont dans une situation de surpeuplement dans leur logement (10 % des studios sont par exemple occupés par des familles, souvent monoparentales (Observatoire de la Santé et du Social, 2018b)) (Statbel, 2021b). Géographiquement, c’est de loin dans le « croissant pauvre » (cf. Figure 3) de Bruxelles que le taux de suroccupation est le plus élevé (Dessouroux et al., 2016). Le nombre de logements loués en colocation a également augmenté de 4 % entre 2015 et 2018 (passant de 7 à 11 %), des logements loués à des prix supérieurs à ceux des autres logements de niveau de confort comparable (slrb[1]bghm.brussels, 2018). La taille des ménages est quant à elle passée de 2 à 2,15 personnes en 20 ans, une tendance qui va dans le sens contraire à celles des deux autres Régions. Cela s’expliquerait notamment par un décalage de l’âge de départ du foyer des parents en raison de prix trop élevés (Dessouroux et al., 2016). Les prix des loyers affecteraient donc également l’émancipation des jeunes adultes (Périlleux & Marissal, 2021).

FIGURE 3. LES QUATRES PRINCIPALES ZONES DE BRUXELLES

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Note : « Le croissant pauvre » est une expression utilisée par les institutions publiques pour désigner la « zone concentrant depuis plusieurs décennies les populations les moins favorisées sur le plan économique. Elle reprend les quartiers en première couronne nord et ouest, qui sont parmi les plus pauvres de la Région bruxelloise et qui forment un croissant autour du centre-ville » (Ibsa, s. d.).

Bien que ces données soient insuffisantes pour déterminer avec précision l’ampleur du phénomène d’insalubrité et de surpeuplement à Bruxelles, elles révèlent néanmoins « une tendance de mal-logement très inquiétante » (Dessouroux et al., 2016, p. 21). En effet, à ce jour, il n’existe toujours pas de base de données centralisée et détaillée permettant d’évaluer l’ensemble des besoins de la population bruxelloise en matière de logement.

 

La forte croissance démographique (+20 % entre 2001 et 2021 (Ibsa, 2022)) – et son manque d’anticipation – est l’un des facteurs responsables de la pénurie de logements abordables (Dessouroux et al., 2016). Cependant, le nombre de logements a lui aussi fortement augmenté (+14 %), ne permettant donc pas d’expliquer l’ampleur de la crise (Observatoire de la Santé et du Social, 2021). Par ailleurs, bien qu’il soit difficile d’estimer le nombre exact de logements à Bruxelles, celui-ci serait supérieur au nombre de ménages résidant actuellement dans la Région d’environ 6 % (Observatoire de la Santé et du Social, 2021). Ceci s’expliquerait en grande partie par la présence d’environ 10 000 bâtiments vides, soit entre 17 000 et 26 400 logements inoccupés (Bruxelles Logement, 2018).

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Quartier Canal

- Olivia Isbendjian

CONCLUSION

En réalité, la question du logement n’est pas réductible à une simple problématique quantitative. Le nombre de logements ne pourra satisfaire tous les ménages qu’à la condition qu’ils soient adaptés à leurs besoins et financièrement accessibles. Ainsi, les difficultés croissantes d’accès au logement pour les Bruxellois ne découleraient pas d’une pénurie de logements, mais plutôt d’une pénurie de logements abordables. Cela conduit à une forme de concurrence entre les locataires aux revenus plus modestes, qui se battent pour obtenir les logements les moins chers. Les propriétaires sont donc incités à proposer leur logement au plus offrant, à ne pas les rénover et à être de plus en plus exigeants au niveau des profils des locataires (entraînant des situations graves de discrimination), tout cela ajoutant une pression supplémentaire sur les prix (Romainville, 2018).

 

À Bruxelles, cette pénurie est persistante et l’offre de logements abordables n’est souvent pas adaptée aux nombreux ménages ayant des revenus plus modestes (taille, qualité, etc.). De plus, la construction de logements financièrement accessibles reste largement insuffisante (BNB, 2022). Aujourd’hui, la pénurie croissante de logements abordables et décents a un impact non seulement sur les ménages ayant des revenus inférieurs, mais également sur ceux ayant des revenus moyens, ces derniers n’étant souvent plus capables d’adapter leur logement en fonction de leur parcours familial ou professionnel (Dessouroux et al., 2016).

Ancre 1.2

1.2 Situation des propriétaires

Nous développerons dans ce chapitre la situation des « propriétaires-occupants » et des « propriétaires-bailleurs » sur le « marché acquisitif ».

 

D’un côté, les propriétaires-occupants sont des personnes qui sont à la fois propriétaires et occupants de leur logement. Ils possèdent une résidence principale dans laquelle ils vivent et l’occupent généralement eux-mêmes, qu’il s’agisse d’une maison ou d’un appartement. De l’autre côté, les propriétaires-bailleurs sont ceux qui possèdent des biens immobiliers qu’ils mettent en location à des tiers, appelés locataires. Les propriétaires bailleurs tirent un revenu de la location de ces biens et n’y résident pas eux-mêmes. Le terme « marché acquisitif » englobe ici les transactions d’achat et de vente de logements entre les acheteurs et les vendeurs.

STRUCTURE DE LA PROPRIÉTÉ

En Belgique, il est communément admis que, avec plus de 70 % de ménages propriétaires de leur propre logement, les Belges ont la brique dans le ventre (BNB, 2022). Le nombre de multipropriétaires a même augmenté de 33 % entre 2013 et 2018 (Ridole, 2020). Pourtant, dans la Région de Bruxelles Capitale, le taux de propriétaires occupants est largement inférieur à la moyenne nationale, se situant aux alentours de 40 %. Ce taux est resté stable au cours des dix dernières années et se concentre principalement dans les quartiers de la seconde couronne de Bruxelles (cf. Figure 3) (Kahane et al., 2019). La plupart des ménages bruxellois sont donc locataires (60 %). Les propriétaires bailleurs de logements bruxellois représenteraient quant à eux entre 10 et 15 % de la population résidant au sein de la Région (Périlleux & Marissal, 2021).

FIGURE 4. STATUT RÉSIDENTIEL DES BRUXELLOIS·ES

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Source : Périlleux & Marissal (2021).

Par ailleurs, une étude basée sur des données de 2002 a révélé qu’un nombre très réduit de propriétaires bailleurs posséderait un patrimoine considérable : 3 % d’entre eux détiendraient à eux seuls plus de 20 % du marché locatif privé bruxellois (soit plus de 10 logements) (Charles, 2013). En 2011, les propriétaires bailleurs possédaient en moyenne 6,5 logements locatifs à Bruxelles (Iweps, 2023). Ces études fournissent des informations inédites sur les propriétaires-bailleurs à Bruxelles, lesquelles restent largement méconnues en raison du manque de visibilité des données publiques dans ce domaine.

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Part des propriétaires-bailleurs

Part du marché locatif

FIGURE 5. STRUCTURE DE LA PROPRIÉTÉ DU MARCHÉ RÉSIDENTIEL BRUXELLOIS

Source : Charles (2013), basé sur les données de 2002.

LIEU DE RÉSIDENCE ET RENTE NETTE LOCATIVE

Il convient donc de faire une distinction importante entre les propriétaires qui occupent leur logement dans le territoire de la RBC et les propriétaires-bailleurs, qui louent leur logement à des locataires bruxellois. En effet, alors que la plupart des propriétaires disposent de capitaux importants, ceux qui ne résident pas dans la Région ne participent pas à l’économie locale, renforçant les externalités négatives de la spéculation financière sur les plus précaires.

Une étude récente a révélé qu’environ 40 % des logements mis en location sont détenus par des propriétaires bailleurs ne résidant pas dans la Région (Périlleux & Marissal, 2021). Ceci est une donnée importante au niveau régional : la part des propriétaires occupants étant faible, une part significative des revenus générés par les loyers quittent la Région et ne sont donc pas réinjectés dans l’économie locale. Cette sortie de capitaux ne contribue donc pas au développement du territoire (via des investissements, de la consommation de biens ou de services, des taxes locales, etc.) (Berns et al., 2022). En effet, « plus de 80 % de ces logements sont détenus par des propriétaires non bruxellois qui se situent dans les 50 % les plus riches (sans tenir compte de l’essentiel des revenus liés à la location) », une situation qui ne profite pas à la Région de Bruxelles-Capitale. D’autant plus que le logement locatif y est un actif rentable. Selon les calculs de Périlleux et Marissal, chercheurs en géographie à l’ULB (IGEAT), « la rente nette locative » (c’est-à-dire les revenus générés par la location après la déduction de toutes les charges liées à son exploitation) représente en moyenne environ la moitié du montant des loyers (Périlleux & Marissal, 2021). Une rente perçue sans prendre de risque ni exercer une quelconque activité productive, mais qui passe simplement de la poche des locataires à celle des propriétaires. Nous reviendrons sur ce point plus loin dans le rapport.

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- Juliane Lusson

PRIX D’ACQUISITION

Quant aux prix d’acquisition des logements, ceux-ci ont triplé depuis les années 70 (BNB, 2022). On observe un décrochage manifeste entre les prix de l’immobilier et l’évolution des revenus depuis les années 90 (Dessouroux et al., 2016). Alors que les revenus réels (c’est-à-dire en prenant en compte l’inflation des prix) stagnent depuis ces vingt dernières années, les prix des appartements bruxellois ont quant à eux augmenté de 19 % en plus de l’inflation entre 2004 et 2017 (voir Figure 6) et ont même bondi de 16 % entre 2017 et 2021 en termes « nominaux » (c’est-à-dire non-ajustés en fonction de l’inflation) (BNB.Stat, 2022 ; Statbel, 2017, 2022). Cette croissance des prix est exceptionnelle en raison de son ampleur et de sa durée (Dessouroux et al., 2016).

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FIGURE 6. ÉVOLUTION DES PRIX RÉELS DES APPARTEMENTS ET DES REVENUS EN RBC DEPUIS 2004

Source : Chiffres de l’immobilier sur base du plan cadastral 1973-2017, Statbel (2017).

Ancre 1.3

1.3 Situation des locataires

ÉVOLUTION GÉNÉRALE DES LOYERS

À Bruxelles, 60 % des ménages sont donc locataires de leur logement. Le pourcentage de locataires est plus élevé dans le centre de la Région et en première couronne, notamment au niveau du croissant pauvre de Bruxelles (cf. Figure 3) (Observatoire de la Santé et du Social, 2021).

 

Entre 1986 et 2020, les loyers à Bruxelles ont augmenté de plus de 80 % au-delà de l’inflation, soit environ 20 % tous les dix ans (Périlleux & Marissal, 2021). Les loyers pratiqués dans le croissant pauvre de la Région bruxelloise sont par exemple plus élevés que ceux que l’on trouve dans la plupart des communes riches éloignées de la ville (Iweps, 2018). Dans le même temps, les revenus stagnent (Statbel, 2022b) et la taille des logements diminue (Observatoire de la Santé et du Social, 2021). Par an, les locataires ont subi une augmentation des prix d’environ 2,7 %, ce qui excède largement l’augmentation annuelle moyenne de l’indice santé (1,9 %), et donc de l’indexation prévue par la législation (Dessouroux et al., 2016). Cette hausse des loyers touche majoritairement les petits logements dont les loyers sont encore relativement plus bas, pénalisant ainsi les plus précaires (Ghesquière, 2019 ; Iweps, 2018). Cette tendance a contribué à augmenter le risque de pauvreté et d’exclusion sociale des locataires, celui-ci évalué à 40,2 % en Belgique (contre 10,7 % pour les propriétaires) (Statbel, 2021b). De plus, notons que le prix des loyers des logements nouvellement emménagés (moins de trois ans) est en moyenne plus élevé que le prix moyen de l’ensemble des logements locatifs (+ 2 %) (slrb-bghm.brussels, 2018). Cette augmentation des prix appliquée entre deux baux successif pour un même logement affecte en premier lieu les ménages les plus mobiles (ceux susceptibles de changer plus fréquemment de résidence ou de lieu de vie), tels que les jeunes adultes et les personnes isolées.

Selon les données provenant de la plateforme Immoweb (2016), la part du revenu consacrée au loyer atteint, au prix moyen en vigueur, 90 % du revenu d’intégration sociale pour un bénéficiaire isolé et 80 % pour une famille monoparentale avec deux enfants à charge de moins de six ans (Ghesquière, 2019).

ÉVOLUTION DES MODES DE VIE

Notons que la mobilité des jeunes adultes et des personnes isolées – généralement plus précaires – s’est accentuée avec la « flexibilisation des modes de vie » (la multiplication et l’allongement des périodes de transition au cours du cycle de vie). Les périodes de transition telles que les études plus longues, les changements de travail et les périodes de célibat plus fréquentes nécessitent des logements plus adaptables, ce qui augmente la demande de logements locatifs privés (Charles, 2013). Le marché locatif reste donc actuellement la seule option pour les personnes qui cherchent un logement répondant à leur besoin de mobilité, qu’elle soit choisie ou subie. Selon les chiffres disponibles, ces ménages plus mobiles occuperaient davantage des logements détenus par des bailleurs disposant d’un large patrimoine. Ces derniers miseraient en effet sur la mobilité de leurs occupants pour revaloriser leur bien à chaque rotation, en fixant des loyers «au prix du marché des nouveaux baux» et renforçant ainsi davantage la pression sur les prix (Charles, 2013).

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- Juliane Lusson

La crise du logement locatif abordable a entraîné différentes situations : tout d’abord, elle a renforcé les modes de cohabitation alternatifs comme la colocation, l’habitat groupé, l’hébergement chez un tiers, les squats (occupations temporaires d’immeubles inoccupés), etc. Elle a également conduit à une augmentation du sans-abrisme (Dessouroux et al., 2016), le nombre de personnes sans-abri recensées ayant triplé (+ 208 %) en Région bruxelloise entre 2008 et 2020 (Observatoire de la Santé et du Social, 2021).

 

Par ailleurs, de plus en plus de locataires se retrouvent « captifs » de leur logement, ne trouvant plus de logements comparables sur le marché à des prix similaires à ceux qu’ils occupent. La Région de Bruxelles-Capitale serait particulièrement concernée par ce phénomène. En outre, l’accroissement de l’écart entre les revenus et les loyers a considérablement augmenté les risques d’arriérés de loyers et de surendettement, entraînant une augmentation des expulsions domiciliaires. En 2018, 3 908 jugements d’expulsion domiciliaires ont été prononcés, soit en moyenne 11 expulsions par jour. Pourtant, avoir un logement et une adresse constitue le socle de base pour l’octroi et l’accès des droits sociaux. C’est ainsi que « derrière chaque procédure d’expulsion et, à l’extrême, chaque expulsion effective vécue, se dressent des drames humains aux conséquences multiples » (Observatoire de la Santé et du Social, 2021, p. 98).

Les prix augmentent donc bien plus rapidement que les revenus, obligeant les Bruxellois·es à consacrer une part toujours plus grande de leur budget au paiement de leur loyer. Chaque augmentation de loyer accroît inexorablement les inégalités entre les locataires et les propriétaires (Romainville, 2018). À long terme, cette tendance pourrait entraîner un exode des classes populaires vers les périphéries, où ces ménages seront alors confrontés à de nouveaux problèmes (mobilité, dépossession, mise à l’écart, etc.) (Ghesquière, 2019).

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Manifestation Belgian Housing Action Day 2023

- Naomé Ide

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2. Mécanisme du marché immobilier

2.1 Le marché «libre»

  • Principe de rente foncière

  • Dynamiques de prix

2.2 Le secteur du logement «non-marchand»

  • Les logements sociaux

  • Les logements «à caractère social»

2.3 Le processus de financiarisation et la gentrification

  • Définition financiarisation et gentrification

  • Avantages et inconvénients de la gentrification

  • Dynamiques bruxelloises

DALL·E 2023-08-10 12.52.27 - financiarisation des logements à Bruxelles à la façon du pein

Le marché du logement est segmenté en deux parties : d’un côté le marché « libre », qui couvre 90 % du parc de logements bruxellois, et de l’autre côté, le marché « non-marchand », géré et/ou aidé par les pouvoirs publics, qui couvre environ 10 % du parc. 

Ancre 2.1

2.1 LE MARCHÉ «libre»

PRINCIPE DE RENTE FONCIÈRE

Le marché du logement est donc principalement libre à Bruxelles (90 % du parc), c’est-à-dire un marché sur lequel les prix sont fixés librement par les propriétaires et les promoteurs immobiliers (i.e. les entrepreneurs qui lancent les projets de construction) et qui fonctionne sur le principe de rente foncière. Mathieu Van Criekingen, enseignant-chercheur en géographie et études urbaines à l’ULB (IGEAT), définit la rente foncière comme « une forme particulière de revenu perçue par un agent économique, non pas en rétribution d’une activité productive de sa part, mais en vertu de droits de propriété lucrative que celui-ci possède sur un bien » (Van Criekingen, 2021, p. 69). De par sa nature, la rente foncière est donc intrinsèquement liée au principe de spéculation, c’est-à-dire le fait de miser sur un bien (dans ce cas, l’immobilier) en anticipant une augmentation future de son prix et en l’optimisant par tous les moyens afin d’obtenir la plus grande rente (Van Criekingen, 2021). 


Ainsi, les logements s’échangent ou se louent de façon à ce que chaque individu ait intérêt à maximiser le revenu de son bien (bâtiment, terrain, logement), que ce soit à travers un loyer ou un prix de vente. Sur un marché tendu de mise en concurrence structurelle, c’est donc le candidat le plus offrant qui remportera l’échange, et avec, le droit de jouir du logement à sa guise (de l’occuper ou non, de le rénover ou non, etc.). De plus, notons que l’investissement locatif est un investissement sûr, stable et rentable pour le·la propriétaire. Quand les taux d’emprunt sont attractifs (ce qui a été particulièrement le cas cette dernière décennie), l’investissement locatif garantit non seulement un complément de revenu, une protection contre l’inflation (grâce à l’indexation des loyers), mais également une plus-value en cas de revente et des avantages fiscaux (taxation sur la plus-value marginale, réduction de TVA et précompte immobilier pour les investissements en AIS…). En 2015, la rente locative nette se situait entre 3 et 3,5 % par an pour les nouveaux investissements immobiliers bruxellois, prix d’acquisition et tout frais de maintenance inclus, dépassant largement les taux d’épargne actuels (RBDH, 2018). Cependant, lorsque l’on ne tient pas compte des frais d’acquisition mais seulement des frais de maintenance et d’entretien (y compris les réparations lourdes) – l’emprunt étant par exemple déjà remboursé ou le bien provenant d’un héritage - la rente locative apparaît beaucoup plus élevée. Selon les calculs de Pérrilleux & Marissal (2021), le bénéfice net pour les propriétaires-bailleurs représente environ la moitié des prix des loyers perçus, soit une rente nette de l’ordre de +100 %. Ainsi, la mise en location de son logement permet de générer un revenu couvrant le coût d’acquisition, auquel s’ajoute un bénéfice estimé entre 3 et 3,5 %. Pourtant, dans une perspective sociale du logement, il est difficilement justifiable que les locataires assument à la place du propriétaire l’entièreté du coût d’acquisition du logement.

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- Juliane Lusson

DYNAMIQUES DE PRIX

Lorsque l’on se penche sur les dynamiques de prix, un élément crucial doit être souligné : un logement n’a pas la même valeur selon sa localisation géographique (un terrain à Anderlecht n’a pas la même valeur qu’un terrain parfaitement similaire à Ixelles). En effet, toute portion de sol comparable n’a pas la même valeur foncière, car celle-ci dépend du niveau d’attractivité de la zone à un moment donné. De même, plus un bien coûte cher au départ, moins son rendement sera élevé, étant donné qu’il sera difficile d’accroître davantage sa valeur par le biais de la rénovation ou en imposant des loyers suffisamment élevés qui puissent garantir une rente significative. 


De cette façon, toute portion de terrain pouvant être réaffectée à des usages plus lucratifs agit comme un aimant sur les propriétaires de capitaux prêts à rénover et moderniser les biens à destination d’une clientèle plus solvable. Ainsi, si à un moment et une zone donnée, il devient financièrement plus intéressant de démolir des logements abordables pour y construire des hôtels de luxe, et que les règles en vigueur l’autorisent voire l’encouragent, alors le prix du sol de cette zone augmentera (Van Criekingen, 2021). Dès lors, « un investisseur gagne plus à acheter à Anderlecht ou Molenbeek, qu’à Uccle ou à Ixelles » (RBDH, 2018, p. 16). En réalité, Alice Romainville, chercheuse à l’ULB (IGEAT) et spécialisée dans le marché immobilier résidentiel, nous explique que si les propriétaires peuvent se permettre d’augmenter les loyers, ce n’est pas en raison d’une augmentation générale des revenus des habitant·e·s ou d’une amélioration significative des biens, mais grâce à la présence croissante sur le marché d’une fraction de population très aisée qui concurrence les autres pour l’achat et la prise en location des logements (Romainville, 2018). Une énorme masse de capitaux, détachée de l’investissement productif et provenant souvent de l’étranger, est mise en circulation sur un marché d’actifs considérés comme essentiels et ignorant les besoins de la population locale (Van Criekingen, 2021).


En période de crises économiques et financières successives, telles que celles que nous traversons actuellement, les investisseurs sont encore plus nombreux sur le marché immobilier, celui-ci étant considéré comme un lieu d’investissements plus sûrs, rajoutant donc une pression à la hausse sur les prix. Par ailleurs, les promoteurs immobiliers bruxellois sont généralement issus d’autres secteurs économiques (dragage, construction, banque et assurance, consultance financière, etc.) et sont nombreux à utiliser du capital étranger venant principalement de France ou des Pays-Bas (Romainville, 2018). La présence croissante d’étrangers à haut pouvoir d’achat expliquerait ainsi en partie la hausse des prix des logements existants, mais stimulerait également la production de logements chers. Le marché n’étant pas régulé, les prix se fixent par conséquent sur le pouvoir d’achat du plus offrant. La concurrence et la recherche de bénéfices élevés ont non seulement pour effet une augmentation constante des prix, mais aussi une augmentation du nombre de logements par terrain constructible. En effet, cette dynamique concurrentielle pousse les promoteurs immobiliers à maximiser leurs gains en construisant des logements toujours plus petits et des immeubles toujours plus hauts (Romainville, 2018).

Ancre 2.2

2.2 Le secteur du logement 
« non-marchand » 

Par « non-marchand », nous parlons du secteur du logement qui n’a pas vocation à maximiser les profits des propriétaires et dont les prix sont égaux, voire inférieurs aux coûts. Pour assurer un logement adapté et abordable, le secteur du non-marchand est donc de loin la meilleure solution.

La liberté de fixation des prix de l’immobilier et la financiarisation des logements n’est pas une condition nécessaire ou naturelle, mais le résultat d’un choix politique parmi une multitude de réalités réglementaires possibles. Le prix de l’immobilier est en fait fonction de trois variables : 1) le taux de profit exigé par le secteur de la promotion immobilière, 2) le pouvoir d’achat des potentiels acquéreurs et 3) les réglementations en vigueur et la volonté d’intervention des pouvoirs publics (Romainville, 2012). Le choix d’un marché « libre » signifie simplement que les gouvernements ont choisi de ne pas intervenir de manière significative sur ce marché.

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Boulevard Anspach

- Olivia Isbendjian

FIGURE 7. STRUCTURE DU MARCHÉ IMMOBILIER BRUXELLOIS

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Source : Bruxelles logement (2018), Perspective (2020c, 2021, 2022).

Le secteur du logement non marchand à Bruxelles est segmenté en deux parties : d’un côté, on retrouve les logements « sociaux », destinés à la location par les ménages les plus précaires. De l’autre, on retrouve les logements dits « modérés » et « moyens », dont les prix sont plus abordables que sur le marché libre, mais plus élevés que ceux qu’on retrouve dans le segment des logements sociaux. Les pouvoirs publics appellent ce marché « le marché du logement à caractère social » (logements sociaux, moyens et modérés). Néanmoins, ce terme porte à confusion et est souvent employé de manière excessive, sans tenir compte de la grande diversité de ses composantes. La notion « à caractère social » désigne en réalité tous les logements produits ou encadrés par une politique publique régionale, quel que soit le public visé (perspective.brussels, 2020b). Ces interventions ne sont donc pas destinées exclusivement aux ménages ayant des revenus modestes – comme on pourrait le penser en se basant sur la notion de « caractère social » – mais visent également les ménages aux revenus moyens. En effet, les logements acquisitifs conventionnés ne sont de fait pas accessibles aux candidats éligibles au logement social, soit la moitié de la population. Il est donc essentiel de rester vigilant et de toujours définir clairement la cible des bénéficiaires lorsqu’il est question de ces logements.

À Bruxelles, le secteur du logement non-marchand est quasi inexistant, représentant à peine 10 % environ de l’ensemble du parc (environ 7 % de logements sociaux et 3 % de logements moyens et modérés) (Bruxelles Logement, 2018; perspective.brussels, 2022, 2021).

LES LOGEMENTS SOCIAUX

Les logements destinés uniquement à la population ayant des revenus plus modestes représentent donc 7 % du parc de logements bruxellois (et 7 % du parc de logements belge) (Périlleux & Dupont, 2017), très loin derrière les Pays-Bas (29 %), l’Autriche (24 %) ou le Danemark (21 %) (Housing Europe, 2021). Sur le classement européen en matière de logements sociaux, la Belgique se situe en onzième position (cf. Figure 8) (European Mortage Federation, 2018).

 

En vingt ans, le nombre de logements sociaux n’a augmenté que de 4 % (perspective.brussels, 2021), tandis que la part de logements sociaux par rapport à l’ensemble du parc de logements bruxellois n’a quant à elle jamais augmenté, stagnant entre les 7 % et 8 % (Observatoire de la Santé et du Social, 2021; perspective. brussels, 2020b, 2021; Statbel, 2011). Ces résultats sont très en deçà des objectifs des différents plans de logements régionaux (RBDH, 2018) et de l’augmentation prévisible du nombre de ménage (+16 %) (Observatoire de la Santé et du Social, 2021). Ces logements représentent à Bruxelles environ 70 % du parc de logement à caractère social et sont principalement gérés par les Sociétés Immobilières de Services Publics (SISP) – sous tutelle de la Société de Logement de la Région Bruxelles Capitale (SLRB). Les loyers sont fixés selon le pouvoir d’achat des ménages, la rentabilité de ces logements est donc proche de zéro, voire négative. La moitié du budget annuel de la politique du logement est consacrée à ces logements, mais la plus grande partie est allouée à son entretien, compte tenu de la vétusté d’une partie importante du parc (Van Criekingen, 2021). Le financement et la maigre construction de nouveaux logements sociaux dépendent directement de la Région, qui privilégie actuellement le rachat d’ensemble de logements neufs à de gros promoteurs privés (RBDH, 2018).

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FIGURE 8. PART DE LOGEMENTS SOCIAUX SUR L'ENSEMBLE DU PARC DE LOGEMENT, PAR PAYS, EU28 (2017)

Source : European Mortage Federation (2018)

LES LOGEMENTS « À CARACTÈRE SOCIAL »

De l’autre côté du spectre, on retrouve les logements dits « modérés » et « moyens ». Ces logements sont donc destinés aux ménages dont les revenus sont « moyens ». Pour y avoir droit, ils doivent disposer d’un revenu inférieur à un certain plafond en fonction de la composition du ménage. Les plafonds d’admission maximum pour avoir accès aux logements moyens et modérés peuvent atteindre jusqu’à deux fois ceux prévus pour les logements sociaux (slrb-bghm.brussels, 2022). Les critères d’admission pour cette part du secteur sont donc élargis, et parfois tout simplement rendus inaccessibles aux ménages ayant des revenus modestes (certaines conditions de revenu se situent entre 100 % et 200 % du plafond prévu pour le logement social (slrb-bghm.brussels, 2022)). Ces logements sont soit locatifs, soit acquisitifs (censés permettre à la classe moyenne d’accéder à la propriété).

 

À Bruxelles, les logements moyens et modérés peuvent, d’une part, être gérés par les pouvoirs publics, c’est-à dire par l’intermédiaire d’opérateurs immobiliers publics comme le Fonds du Logement, la Régie foncière régionale, les communes et CPAS ou des Contrats de Quartiers Durables ou Citydev. D’autre part, ils peuvent être gérés par des organisations privées, appelées « Agences Immobilières Sociales » (AIS) (perspective.brussels, 2020a). Les AIS représentent aujourd’hui environ 10 % de l’ensemble du parc de logements à caractère social bruxellois (23 agences au total) (Bruxelles Logement, 2018; perspective. brussels, 2020a). L’expansion de ce phénomène étant relativement récente, les mécanismes économiques et sociaux sous-jacents méritent notre attention.

Une AIS est une agence immobilière privée reconnue, agréée et subsidiée par la Région. Jusqu’en 2017, le secteur des AIS était principalement composé d’ASBL résultant d’initiatives associatives et découlant des difficultés d’accès au logement à Bruxelles (elles fonctionnaient même sans subsides jusqu’en 2002, où elles jouaient simplement un rôle d’intermédiaire entre locataires et propriétaires) (RBDH, 2018). Les AIS ont pour mission de mettre en location, pour une durée déterminée et à des prix abordables, des logements appartenant (principalement à des propriétaires privés. En d’autres termes, l’objectif de ces agences est de « socialiser » une partie du parc locatif bruxellois afin que les ménages aux revenus modestes puissent accéder à des logements décents et à des loyers abordables (ceux-ci étant définis par “la grille AIS” en fonction de la qualité du logement) (fedais.brussels, s. d.).

Pour pouvoir accéder à un logement AIS, le·la candidat·e doit remplir des conditions similaires à celles du logement social (RBDH, 2018). Néanmoins, les AIS peuvent louer jusqu’au tiers des logements qu’elles gèrent à des locataires dont les revenus dépassent de maximum 50 % les plafonds. Notons également que le temps d’attente pour pouvoir devenir locataire d’un logement AIS est d’environ 3 à 5 ans, en fonction de la situation du locataire (Krzyszton & Rener, 2020).

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- Juliane Lusson

Pour le·la propriétaire, mettre son logement en location via une AIS lui fait perdre en moyenne 30 % de la valeur locative de son bien en comparaison de ce qu’il·elle aurait perçu sur le marché libre. Cependant, c’est moins de complication : il·elle est en échange garanti de toucher un loyer modéré et de récupérer le logement dans son état conforme en fin de contrat. De plus, le·la propriétaire ne doit s’occuper ni de la location, ni de l’entretien (les subsides permettant d’assumer les vides locatifs ou les retards de paiement). Le·la locataire bénéficie quant à lui·elle d’un loyer plus bas que sur le marché libre. Lorsque les revenus se situent en dessous du plafond du logement social, la différence de prix entre un « loyer social » et un « loyer modéré » peut être subsidiée par la Région. En 2017, seuls 3 % des locataires des AIS faisaient état de revenus supérieurs au plafond social (RBDH, 2018). 

Ce secteur n’appartient donc pas au secteur public, mais est « aidé » par lui : ce sont des logements qu’il ne faut ni construire ni gérer et les AIS ont le pouvoir potentiel d’étaler leurs logements sur toute la zone régionale. Entre 2008 et 2018, le nombre de logements AIS a triplé, une croissance soutenue par le public via différents incitants fiscaux solides (exonération du précompte immobilier, réduction d’impôts annuelle de 5 %, TVA réduite à 12 % sur les logements neufs) (RBDH, 2018; UWAIS, s. d.). Ces allègements fiscaux ont alors rendu l’investissement dans le secteur des AIS intéressant, aujourd’hui de plus en plus courtisé par des gros promoteurs immobiliers (Comme Matexi SA, Revive SA, lon SPRL, TREVI…) et investisseurs privés. En particulier, la réduction du taux de TVA à 12 % pour la production de tout logement neuf qui resterait dans une agence AIS pendant 15 ans minimum (contre 21 % sur le marché privé), a rendu attrayante la combinaison logement neuf/AIS pour certains investisseurs, pouvant maintenant garantir un certain rendement (plus faible que sur le marché locatif « libre » mais comparable à celui-ci) (RBDH, 2018). 

Alors que jusqu’à présent, l’immobilier géré par les AIS était surtout constitué de logements existants, la récente croissance du secteur se concentre principalement sur la construction neuve, dans des projets mixtes (comme des espaces commerciaux et/ou avec des logements vendus à des prix plus élevés…) et dans des quartiers où le coût du terrain reste suffisamment bas pour permettre une rente foncière. Ces logements sont majoritairement situés dans les communes de Molenbeek, Anderlecht ou Schaerbeek et sont donc loin de couvrir l’ensemble du territoire (RBDH, 2018). De plus, la durée obligatoire de socialisation des logements neufs AIS n’est que de 15 ans, après quoi ils sont autorisés à rejoindre le marché libre. Ainsi, le secteur des AIS perd lentement son caractère social. En effet, les promoteurs négocieraient l’ouverture du secteur à d’autres publics, notamment à la « classe moyenne », capable d’assumer des loyers plus élevés (les loyers des logements AIS neufs s’approchant déjà fortement des plafonds de loyer maximum du secteur) (RBDH, 2018).
 

Bien que la socialisation de certains logements privés par les AIS soit plus que bienvenue à Bruxelles, subsidier l’investissement privé afin de garantir sa logique de rendement – au-delà des questions éthiques que soulève cette pratique – ne pourra qu’accélérer l’augmentation des loyers à moyen et long terme et finira de toute façon par devenir trop coûteux pour les pouvoirs publics. Le Rassemblement Bruxellois pour le Droit à l’Habitat (RBDH) a ainsi tenté de comparer le coût à charge des pouvoirs publics (et donc de la collectivité) de la production neuve de logements AIS par rapport à la production de logements sociaux. Selon leur estimation, un logement social coûterait environ 22 % plus cher à l’unité à produire qu’un logement AIS. Néanmoins, le logement social a l’avantage d’être pérenne et de garantir une maîtrise du public foncier (RBDH, 2018). S’il faut continuer sur cette voie, les effets pervers engendrés par ces mesures doivent urgemment être pris en compte.

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- Juliane Lusson

Ancre 2.3

2.3 Le processus de financiarisation des logements et la gentrification

DÉFINITION FINANCIARISATION ET GENTRIFICATION

La financiarisation des logements est le mode de calcul qui consiste à évaluer la valeur d’un bien en fonction de son usage le plus lucratif et non en fonction de sa valeur intrinsèque ou de son utilité réelle. Ainsi, chaque propriétaire a intérêt à maximiser le revenu de son bien (la rente foncière), que ce soit par le biais d’un loyer ou un prix de vente. Sur un marché en crise de logements abordables et sans régulation des prix, les propriétaires proposent les prix les plus élevés possible en fonction des possibilités du marché, indépendamment de la qualité du logement. C’est donc ce phénomène qui explique l’augmentation continue des prix de l’immobilier.

Les différentiels de rente varient en fonction de la division sociale de l’espace, c’est-à-dire de la répartition spatiale des différentes classes socio-économiques dans la ville. Dans un quartier cher, habité par une population aisée et dont l’infrastructure et les activités de services leur sont destinées (espaces verts, centres de soin, etc.), les prix des logements sont élevés car le coût du sol est élevé. Dès lors, les investisseurs seront moins incités à y investir étant donné que la marge de la rente sera réduite. À l’inverse, dans un quartier populaire, les prix du sol sont beaucoup moins élevés. Si les promoteurs y mettent sur pied des projets immobiliers de luxe, ils pourront bénéficier d’une très grande rente (le prix de revente déduit du coût d’achat). Le mécanisme du prix des terrains fixé en fonction de l’activité potentielle la plus lucrative empêche alors toute utilisation du terrain « inférieure » dans la hiérarchie des usages. En effet, si une commune autorise la construction d’une part significative de logements de luxe dans un quartier, le prix du sol s’adaptera à cet usage potentiel et rendra financièrement impossible la construction de logements moyens ou abordables.

Parallèlement à la financiarisation des logements se met généralement en place le processus de gentrification. Des habitant·e·s aisé.e.s – attiré.e.s par la proximité des centres-villes, le charme des quartiers anciens, mais surtout la possibilité d’acquisition d’immeubles modernes et neufs à des prix inférieurs (nés de projets de promoteurs immobiliers privés) – viennent s’installer dans des quartiers historiquement occupés par des populations aux revenus modestes. Van Criekingen décrit la gentrification comme : « Les changements qui interviennent dans un quartier populaire quand celui-ci voit sa cote monter auprès de publics socialement mieux dotés que ses habitants actuels » (Van Criekingen, 2021, p.47). L’espace urbain se transforme alors par des rénovations d’immeubles, de nouvelles constructions, des réaménagements d’espaces publiques ou encore l’ouverture de nouveaux commerces "branchés". Par ces rénovations et le mécanisme de financiarisation des logements, la gentrification s’accompagne généralement d’une augmentation des prix de l’immobilier et du coût de la vie dans le quartier. À terme, cela peut entraîner l’exclusion des habitant·e·s d’origine, qui n’ont alors plus les moyens de vivre dans le quartier nouvellement gentrifié. La gentrification peut également modifier l’environnement et la culture du quartier (avec l’augmentation du nombre de commerces plus onéreux par exemple), et peut ainsi altérer son identité (Van Criekingen, 2021).

Les possibilités d’utilisation d’un terrain sont limitées par les réglementations urbanistiques (ex : hauteur des bâtiments) et les plans d’affectation du sol qui déterminent l’utilisation de l’espace en fonction du lieu (industrie, bureaux, logements…). Un changement dans les réglementations urbanistiques – comme une augmentation du nombre d’étages autorisés ou une autorisation pour la réaffectation d’un terrain – entraînera donc une revalorisation de ce terrain et une augmentation de son prix. De son côté, le·la propriétaire pourra récupérer une plus-value foncière. Ainsi, en fonction des règles en vigueur et par l’intermédiaire de l’activité économique des promoteurs immobiliers, la division spatiale de l’espace urbain peut être actualisée plus ou moins rapidement (Romainville, 2018). C’est exactement pour cette raison que ce sont généralement les quartiers populaires qui subissent les plus hautes augmentations de prix.

AVANTAGES ET INCONVÉNIENTS DE LA GENTRIFICATION

Les avantages de la gentrification pour les nouveaux·elles arrivant·e·s comprennent globalement une augmentation de leur pouvoir d’achat ainsi que l’opportunité de vivre dans un quartier historique et animé. Sur le plan macro-économique, c’est-à-dire à l’échelle d’une ville ou d’un quartier, certain.e.s auteur·ice·s présentent également des aspects positifs à la gentrification. Parmi eux, on retrouve en particulier le pouvoir de « revitaliser certains quartiers » (notamment ceux qui auraient une « mauvaise réputation »). En effet, les rénovations, sous certaines conditions, permettraient de sauvegarder le patrimoine, de constituer de nouveaux espaces de convivialité, de redynamiser les commerces ou encore d’améliorer le fonctionnement des services publics grâce à une augmentation des impôts (Vermeulen & Corijn, 2013). Une condition est néanmoins nécessaire : la gentrification doit être encadrée par les pouvoirs publics via des politiques antidéplacements (Lang, 2016; Vermeulen & Corijn, 2013). Les auteur·ice·s citent par exemple l’encouragement de projets culturels plutôt qu’immobiliers visant à construire des communautés multiculturelles (Vermeulen & Corijn, 2013), une augmentation de l’offre de logements sociaux ou encore des subventions au logement ou à la réhabilitation de logement pour personnes à faible revenu, etc. (Lang, 2016). 

Cette vision positive du phénomène de gentrification est néanmoins très contestée parmi les chercheur·euse·s, en particulier quant à son impact sur les plus précaires. En effet, bien que les expert·e·s rencontrent des difficultés sérieuses en matière de données et d’analyse pour mesurer exactement les impacts du phénomène de gentrification, les données agrégées reflètent généralement une détérioration des conditions de vie des habitant·e·s historiques des quartiers gentrifiés. De nombreuses études s’accordent à dire que la gentrification entraîne généralement un déplacement sélectif des ménages (les plus modestes) et favorise les conflits communautaires, menant alors à une plus forte polarisation spatiale (Atkinson, 2004, 2016; Mah, 2020; Walks & Maaranen, 2013; Zuk et al., 2018). 


Pour les habitant·e·s historiques, les inconvénients peuvent être nombreux. D’abord, la gentrification entraîne la perte d’un environnement familier et des vieux commerces sont souvent contraints de fermer leur porte (parfois, simplement parce qu’ils sont perçus comme une nuisance pour la nouvelle clientèle plus aisée). Ensuite, elle entraîne généralement une reconfiguration des espaces publics qui favorise certains groupes sociaux, et en exclut d’autres. Des mesures de sécurité peuvent également être mises en place pour protéger les nouveaux·elles résident·e·s, rendant alors l’espace public moins accueillant pour les populations les plus vulnérables, comme les sans-abris ou les jeunes des classes populaires. Cela peut donc renforcer les clivages sociaux, provoquer des conflits communautaires et conduire en fin de compte à la contrainte pour certains ménages de déménager suite à l’augmentation des loyers ou la reprise d’immeuble avant rénovation (Van Criekingen, 2021).

Notons également que la gentrification est souvent associée à une augmentation des recettes publiques via l’impôt des personnes physiques (et donc généralement encouragée par les pouvoirs publics). Néanmoins, l’incidence de la gentrification sur les recettes fiscales reste très peu étudiée étant donné la variété des spécificités locales et des politiques fiscales. Le cas particulier de Bruxelles sera abordé plus loin dans cette analyse.

 

De plus, les termes généralement associés à la gentrification tels que « mixité sociale » ou « revitalisation » manquent de substance : comment les mesurer ? Alors qu’elle ne prend quasi jamais la forme d’ouverture des quartiers bourgeois aux classes populaires, les quartiers à Bruxelles sont en réalité plutôt hétérogènes. En effet, les quartiers populaires du centre de la ville ne sont pas « moins mixtes » que les quartiers aisés du sud et de l’est. Cela signifie qu’il y a une portion similaire de personnes de différents milieux socio-économiques vivant dans ces deux types de quartiers (Van Criekingen, 2021; Van Hamme & Marissal, 2022). Dès lors, des politiques visant à favoriser la « mixité sociale » qui ne s’appliqueraient qu’aux quartiers pauvres seraient, à Bruxelles, peu cohérentes.

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Manifestation Belgian Housing Action Day 2023

- Naomé Ide

Enfin, il est commun d’entendre que la gentrification est un processus naturel et inévitable amené par les artistes et les étudiant·e·s. Ceux-ci, s’installant dans des quartiers populaires – parce que le logement et les espaces de travail y sont davantage abordables – redynamiseraient et revaloriseraient le quartier, en y amenant nouveauté et culture. Les classes sociales avec des revenus plus élevés seraient à leur tour attirées par les nouvelles dynamiques de quartier, y ouvriraient de nouveaux commerces et finalement procéderaient à une rénovation des bâtiments.

 

Néanmoins, bien que les classes intermédiaires* participent incontestablement au processus de gentrification – par un processus souvent inconscient et via le développement d’une offre de service en décalage avec l’offre locale (comme l’ouverture de nouveaux commerces ou bars « branchés ») – rien ne prédisposerait, selon Van Criekingen, les travailleur·euse·s très qualifié·e·s à opter « naturellement » pour un habitat qui jusque-là ne les intéressaient pas. Encore faut-il, pour cela, qu’ils soient rendus accessibles et désirables, c’est à-dire « qu’ils aient été socialement produits comme des espaces attractifs pour des catégories ayant certaines latitudes en matière de choix de leurs conditions d’habitat » (Van Criekingen, 2021, p.56). Selon cette perspective, les classes intermédiaires – parfois propriétaires-occupantes (avec emprunt à rembourser), parfois locataires – viennent s’installer dans les quartiers populaires par « des éléments de contraintes, de compromis et d’ajustement » et non pas en raison de préférences personnelles (Van Criekingen, 2021, p.93). Leur installation est souvent temporaire, passe le plus souvent par la location et est ponctuée de déménagements fréquents. Ainsi, ce n’est pas tant le nombre de membres dans chaque groupe socio-économique qui déterminerait l’importance du processus de gentrification, mais plutôt la variété des ressources (en capitaux) et patrimoines (financiers, culturels, relationnels, symboliques) que chaque groupe peut mobiliser.

 

Dès lors, il est crucial de reconnaître l’importance des variables institutionnelles, politiques, juridiques ou symboliques dans le mécanisme de gentrification et de rejeter l’idée d’un phénomène immuable. En effet, les classes intermédiaires et supérieures ont une position privilégiée pour faire entendre leur voix dans les processus de « participation citoyenne », notamment ceux qui accompagnent fréquemment les projets de rénovation urbaine (Van Criekingen, 2021). Par conséquent, il n’est pas rare de voir la gentrification soutenue et accentuée par les pouvoirs publics, via différents dispositifs fiscaux, subventions et campagnes médiatiques, même si cela va à l’encontre de l’intérêt général.

*Van Criekingen critique la notion de « classe moyenne » en raison de son manque de consistance et de sa capacité à invisibiliser les rapports de domination. À la place, il préconise l’utilisation de la notion de « classe intermédiaire » qui reflète mieux une représentation hiérarchisée de la structure sociale : « les classes dominantes dominent, les classes populaires sont dominées et, entre les deux, les classes intermédiaires sont à la fois dominantes (sur le plan culturel, classiquement matérialisé par la possession de titres scolaires ou universitaires) et dominées (sur la plan économique), tout en étant financièrement plus à l’aise que les classes populaires » (Van Criekingen, 2021, p. 91).

Trois critères empiriques peuvent permettre d’étudier les processus de gentrification (Van Criekingen, 2021) :

  1. L’arrivée de nouveaux investisseurs dans des espaces qui jusque-là attiraient peu ;

  2. L’augmentation marchande de la valeur des biens résidentiels, commerciaux ou fonctionnels de ces espaces ;

  3. L’expulsion des habitant·e·s et usager·ère·s habituel·le·s hors de ces espaces. 

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- Juliane Lusson

DYNAMIQUES BRUXELLOISES

Dynamiques de gentrification 


À Bruxelles, environ 50 % de la population appartient aux classes populaires, 30 % appartient aux classes moyennes et 20 % appartient aux classes aisées (Berns et al., 2022). Si on veut résumer trivialement, les ménages sans emploi et sans diplôme se concentrent dans le bas de Saint-Gilles, à Anderlecht, à Molenbeek, à Schaerbeek et à Saint Josse ; les jeunes professionnel·le·s diplômé·e·s se situent dans les zones du Pentagone, du haut de Saint-Gilles, à Ixelles et Etterbeek, et ; les couples de travailleur·euse·s peu diplômé·e·s résident principalement dans les quartiers en périphérie à l’ouest de la Région ; tandis que les couples de travailleur·euse·s diplômé·e·s résident dans la seconde couronne du sud et de l’est de la Région (cf. Figure 3) (Charles, 2013). Notons que l’encrage résidentiel des classes aisées dans le sud et l’est de la ville est une caractéristique durable de la géographie sociale de Bruxelles, celles-ci ayant un rapport fonctionnel à la ville, s’y rendant pour les affaires, les sorties, les lieux culturels, les commerces, etc. Les quartiers populaires sont quant à eux cinq fois plus denses que les quartiers aisés. Ils sont caractérisés par une majorité de logements anciens en mauvais état, souvent mal entretenus et ayant des problèmes d’humidité, d’isolation ou d’installation électrique. La plupart des résident·e·s y sont locataires (deux ménages sur trois) et louent leur logement auprès de bailleurs privés (Van Criekingen, 2021). 


On a observé ces dernières années une augmentation des résidents appartenant à la classe moyenne dans les quartiers centraux-est de Bruxelles. Cela a entraîné une pression supplémentaire sur les prix des logements abordables dans ces quartiers, et, finalement, un rétrécissement des possibilités d’insertion pour les familles aux revenus plus modestes. Aujourd’hui, la demande des ménages aux revenus inférieurs, mais aussi moyens, semble se déplacer de manière plus concentrée vers le « croissant pauvre » (principalement à ses marges). Comme nous le verrons dans le prochain chapitre, ce processus a notamment été appuyé et facilité par des politiques de mixité sociale et de rénovation urbaine dans cette zone. Cette partie de la ville est donc à son tour mise sous pression, en y logeant de plus en plus d’habitant·e·s « captif·ve·s » de leur logement (les nouvelles annonces étant devenues trop chères), ou parfois même repoussé·e·s vers la périphérie par la hausse des prix (De Laet, 2018; Dessouroux et al., 2016). 

Cette augmentation de la demande dans les quartiers centraux de première couronne s’est, depuis une dizaine d’années, accompagnée en effet d’une forte production de logements neufs mais aussi d’une augmentation de la production de projets immobiliers neufs haut de gamme. Entre 2004 et 2015, les deux tiers des nouveaux logements construits sont l’œuvre de promoteurs privés, dont à peine un sur cinq est revendu à des propriétaires particuliers (et une minorité de propriétaires-occupants) (Dessouroux et al., 2016). Cette activité immobilière élevée dans les quartiers centraux est le résultat de trois principaux facteurs : l’intérêt qu’ont les petits ménages actifs sur le marché locatif pour la centralité de ces quartiers, un recentrage de l’action publique vers ces quartiers par le biais d’une politique de rénovation urbaine visant à améliorer leur attractivité et, enfin, par les mécanismes de plus-value foncière et de financiarisation (Van Criekingen, 2021).

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Quartier Canal

- Olivia Isbendjian

Politiques de rénovation urbaine


Le rôle des pouvoirs locaux a considérablement évolué depuis les années 1980 par la mise en concurrence des villes et des régions, afin d’attirer les investissements, les entreprises et les travailleurs qualifiés. Les mesures de libération financières, les accords de libre-échange internationaux et la mise en place du marché unique européen ont considérablement réduit les restrictions aux mouvements de capitaux dans l’espace, donnant aux propriétaires de capitaux du monde entier de nouvelles opportunités stratégiques (« la mondialisation ») (Van Criekingen, 2021). Depuis la création de la Région de Bruxelles Capitale et les transferts de compétences étatiques en 1989, les plans d’urbanisme mis en place par les différents gouvernements bruxellois visent principalement à retenir et maintenir les classes moyennes et supérieures dans la Région (Berns et al., 2022), car elles sont surreprésentées parmi les personnes qui décident de quitter Bruxelles. Nous reviendrons plus en détail sur ce point dans le prochain chapitre.

 
En 2008, le gouvernement bruxellois a adopté le Plan de Développement International (PDI), un programme de grande ampleur dont l’objectif est de promouvoir la vocation internationale de la capitale de la Belgique et de l’Europe. Le plan s’appuie notamment sur des projets immobiliers privés, marquant un changement significatif dans les politiques urbaines à Bruxelles. Ces projets, par la valorisation de portions importantes du territoire régional, doivent servir de levier de « revitalisation » urbaine (Decroly & Van Criekingen, 2009). La revitalisation est un terme utilisé par les pouvoirs publics pour désigner « les quartiers en difficulté où le secteur public renforce ses investissements » (Perspective.brussels, 2020c).

Quartier Canal

- Naomé Ide

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Ainsi, les gouvernements redéfinissent des espaces en « territoire de projets » ou en « zones stratégiques » de développement, en s’appuyant notamment sur des projets immobiliers privés (Van Criekingen, 2021). Les quartiers populaires centraux bruxellois reçoivent une attention particulière : y attirer les classes moyennes (au nom de la « mixité sociale », fil conducteur du PDI) et en y développant un urbanisme de projets (au nom de l’augmentation de la « qualité urbaine ») (Van Criekingen, 2021). Différents dispositifs sont mis à l’œuvre par les pouvoirs publics : rénovation des espaces publics, modification des plans d’affectation du sol afin d’attirer les promoteurs, encouragement de certains types de commerces (tout en décourageant d’autres d’exercer), etc. (Romainville, 2012). Il y a par exemple une augmentation notable des projets résidentiels privés le long du canal soutenus par les autorités publiques et destinés à une clientèle aisée, ainsi qu’une multiplication de projets d’équipements en décalage avec l’offre locale de cette zone, également initiés et financés par les pouvoirs publics*.

*Exemples de projets résidentiels privés le long du canal à destination de la classe moyenne, ou de projets d’équipement en décalage avec l’offre locale, soutenus par les autorités publiques : l’autorisation de la destruction d’entrepôts industriels et modification des règles urbanistiques qui ont permis de quadrupler la hauteur maximale de construction autorisée pour construire la tour Up-Site (252 appartements – parmi lesquels on peut trouver aujourd’hui des appartements Airbnb – avec conciergerie privée, salle de cinéma, un espace de jeux pour enfants pouvant servir de salle de fête, une crèche et un centre de bien-être) ; le rachat du site public Tour et Taxi par une grande société de holding (construction de logements principalement à destination de la classe moyenne et aisée, grâce à un changements dans les règles urbanistiques qui réservait alors le site à des activités industrielle, portuaires et de transport) ; le projet Key West (500 appartements complétés de boutiques, de bureaux, d’une crèche et d’une ferme urbaine) ; la transformation de partie de quais en parc ou plage estivale ; la reconversion d’un garage et showroom automobile en un futur musée d’art moderne et contemporain (Kanal-Centre-Pompidou) ; la reconversion d’une ancienne meunerie en centre d’affaires et lieu d’exposition (COOP) ; l’obtention de permis nécessaire pour la démolition d’une usine et la construction d’un centre commercial (Docks Bruxsel) ; l’installation de nouvelles voies cyclables et de ponts piétons ; le soutien d’une microbrasserie, café-restaurant-espace de coworking, bar à soupes ; le découragement d’autres activités, pourtant implantées là depuis très longtemps (notamment la mise en place dans le quartier Heyvaert de dispositifs de contrôle administratif, d’une limitation dans la durée des permis d’exploitation des garages, d’expropriations ou des réaménagements d’espaces publics…).

En matière de construction de logements « à caractère social », l’accent est mis sur la création de logements neufs en accession à la propriété (à travers des partenariats publics-privés, subventionnés à hauteur d’environ 30 % du prix du marché) (Van Criekingen, 2021). Par ailleurs, il est loin d’être exclu qu’une partie significative de ces logements acquis via des aides d’Etat soit ensuite remise sur le marché locatif par les nouveaux propriétaires afin d’obtenir une rente. La maigre construction de nouveaux logements sociaux est quant à elle effectuée par la SLRB dans les zones périphériques de la ville, concentrée dans des projets de grande envergure en seconde couronne urbaine (notamment en raison de la disponibilité de grandes réserves foncières) (Dessouroux et al., 2016). 

Van Criekingen et Romainville expliquent ainsi que l’usage du sol dans les quartiers centraux a été fortement influencé par les pouvoirs publics, précisément dans les zones où les prix de l’immobilier augmentent le plus (Romainville, 2012; Van Criekingen, 2021). Les autorités locales et régionales, en stimulant la demande pour des logements de qualité supérieure et moyenne dans les zones centrales, attirent l’attention des investisseurs immobiliers. Étant donné que c’est précisément dans les quartiers populaires et industriels qu’il est possible de réaliser la plus grande rente, les promoteurs immobiliers peuvent maintenant profiter d’une augmentation de la demande et réaliser des bénéfices importants. Sans prise sur les prix, cela ne fera qu’exercer une pression à la hausse supplémentaire (Romainville, 2012).

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- Juliane Lusson

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Quartier Canal

- Olivia Isbendjian

Mobilité sociale 


Les politiques de logement et de rénovation urbaine à Bruxelles viseraient à « ancrer durablement la classe moyenne au sein de la Région », notamment par la mise en place d’un régime fiscal facilitant l’accès à la propriété (Parlement bruxellois, 2019, p. 5). 


Cette politique trouve en partie ses origines dans l’ancien mécanisme de financement de la Région qui, fondé dans les années 1990, repose principalement sur l’impôt des personnes physiques (le budget de la ville était alors proportionnel aux revenus de ses habitant·e·s) et sur la surreprésentation de la classe moyenne parmi les groupes socio économiques quittant Bruxelles. Néanmoins, un mécanisme de solidarité nationale a depuis été mis en place afin de réduire les inégalités entre les Régions. Aujourd’hui, l’impôt des personnes physiques ne représente qu’environ 30 % du budget régional. La Région bénéficiant d’une autonomie fiscale croissante, une augmentation des résident·e·s appartenant à la classe moyenne apportée par la gentrification ne modifierait donc pas drastiquement son budget (Berns et al., 2022).

 

De plus, la classe moyenne est loin d’être le seul groupe socio-économique à quitter la Région. L’écart de départ avec la classe supérieure et inférieure est en réalité assez modéré : 3,6 % des ménages appartenant à la classe moyenne quittent Bruxelles, contre 3,2 % pour la classes supérieure et 2.7 % pour la classe populaire (Berns et al., 2022). En outre, malgré cette fuite, la population continue de croître à Bruxelles (Ibsa, 2022). De fait, le nombre de naissances est supérieur au nombre de décès et le nombre de nouveaux·elles résident·e·s est supérieur au nombre de résident·e·s qui quittent la Région (Swartenbroekx, 2012). Ainsi, bien que les ménages appartenant aux classes de revenus plus bas soient légèrement plus nombreux parmi les nouveaux arrivants, ces départs et arrivées sélectives et l’augmentation de la population ont pour conséquence une stagnation du revenu moyen par habitant·e à Bruxelles (Dessouroux et al., 2016). 


Par ailleurs, une étude récente menée par les chercheurs de l’ULB (IGEAT) a mis en évidence l’inefficacité totale de ces mesures. En effet, malgré leur mise en place, la classe moyenne reste le groupe dominant parmi les résident·e·s quittant la Région. Ce phénomène s’observe depuis les années 1990 et s’est même accentué au cours des quinze dernières années (Berns et al., 2022). Pourtant, ces mesures d’aides à l’accession à la propriété ont un coût pour la collectivité : environ 150 millions € par an, soit au-dessus du budget consacré aux logements sociaux (134 millions €) (Dessouroux et al., 2016). Face à ce constat, une question se pose : pourquoi les gouvernements successifs continuent-ils de prioriser l’accès à la propriété si ces mesures sont inefficaces quant à l’objectif visé ? Pourquoi n’arrivent-ils pas à retenir la classe moyenne au sein de la Région ?

Les chercheurs expliquent que ces mesures tentent en réalité de retenir un groupe « peu susceptible de rester » et qu’elles nient l’existence de la ville en tant qu’espace de transition résidentielle (Berns et al., 2022, p. 3). Ainsi, l’analyse de la diversité des ménages qui migrent hors de Bruxelles et de ce qui les distingue de ceux qui y restent ou y emménagent a montré que les moyens liés à la fiscalité, l’accès à la propriété et la rénovation urbaine n’ont pas contribué à fixer la classe moyenne en ville, car cette dernière est, en fait, peu susceptible à rester. Plusieurs éléments probants viennent étayer cette conclusion (Berns et al., 2022) : 

 

  1. Les jeunes parents sont surreprésentés parmi les personnes qui quittent la Région (35 % des enfants né à Bruxelles auront déjà quitté la ville à leurs 18 ans). Non seulement la classe moyenne est surreprésentée parmi ces ménages (40 % des enfants, contre 35 % et 31 % pour les classes supérieures et populaires), mais les ménages prennent leur décision d’autant plus rapidement que leurs revenus sont élevés. Par exemple, la moitié des enfants des classes supérieures qui auront quitté Bruxelles à leurs 18 ans, l’ont en réalité quitté dans les cinq ans avant même de naître (par anticipation des parents de l’élargissement familial). Ainsi, disposer de plus gros moyens financiers permettrait aux ménages de plus facilement mettre en œuvre leur décision de quitter la ville en vue d’un « projet bébé ». 

  2. Les Bruxellois·es ayant au moins un de leur parent qui n’habite pas à Bruxelles ont tendance à quitter la Région 3 fois plus souvent (dans 40 % des cas, ils déménagent dans la zone de résidence de leur(s) parent(s)). De plus, le lien entre niveau de revenu et fréquence de départ disparaît chez les individus dont les parents habitent la Région (ils ne déménagent pas plus hors de la Région lorsque leurs revenus augmentent). Dès lors, si on observe une tendance globale de départs plus forte parmi les individus appartement à la classe moyenne ou aisée, c’est justement parce qu’ils sont surreprésentés parmi les habitant·e·s ayant des parents non-bruxellois. Lorsque l’on exclut les habitant·e·s né·e·s de parents non-bruxellois, les classes moyennes et supérieures sortantes ne représentent plus que 28 % du total de la population sortante. 

  3. Les individus ont tendance à retourner vers le milieu de leur enfance. Les individus qui quittent Bruxelles et dont les parents habitent en périphérie déménagent le plus souvent vers la périphérie, ceux dont les parents habitent en zone urbaine déménagent le plus souvent vers des zones urbaines… Les individus dont les parents sont bruxellois déménagent quant à eux davantage à la campagne à mesure que leurs revenus augmentent (hors des zones urbaines). 

  4. Enfin, bien que les propriétaires aient deux fois moins tendance à quitter Bruxelles que les locataires, 54 % des ménages sortants occupent leur logement d’arrivée en tant que locataire et la part des locataires qui deviennent propriétaires parmi les sortants est d’à peine 20 %. En d’autres termes, 80 % des ménages qui quittent Bruxelles étaient soit déjà propriétaires, soit restent locataires. Dès lors, la propriété ne semble pas être le principal moteur de la périurbanisation.

En résumé, les raisons principales qui poussent les individus à quitter Bruxelles sont l’élargissement familial en vue d’un « projet bébé » et/ou le retour vers leur région d’origine. Les Bruxellois·es natif·ve·s, quant à eux, quittent la ville principalement pour s’installer dans des zones moins denses. De plus, ces ménages restent bien souvent locataires, démontrant que la propriété est loin d’être le seul facteur de départ. Étant donné qu’il est raisonnable d’admettre qu’il est plus facile de maintenir les individus qui déménagent vers d’autres villes que ceux qui choisissent la campagne, il parait donc peu probable que les politiques urbaines visant le maintien de la classe moyenne aient une influence significative sur ces départs (Berns et al., 2022). 


En étudiant la mobilité sociale, c’est à-dire en suivant les ménages dans le temps plutôt qu’en comparant simplement différents groupes sociaux à un moment donné, on observe plusieurs phénomènes. D’un côté, les « immigrants » nouvellement arrivés à Bruxelles sont souvent jeunes, peu qualifiés et ont des revenus généralement plus faibles. De l’autre, les « émigrants » (ceux qui partent) sont quant à eux plus souvent âgés, qualifiés et ont des revenus supérieurs. Ainsi, les besoins des immigrants et des émigrants ne semblent pas coïncider, ce qui rend les dilemmes politiques et économiques plus complexes. Cependant, sur le long terme, une partie importante de ces jeunes immigrants grandissent, se qualifient, se constituent une épargne et repartent par la suite, bénéficiant de Bruxelles comme un « instrument d’émancipation ». Ils contribueraient ainsi de manière significative à la prospérité de la ville, tout en faisant de la place à une nouvelle génération sur le long terme. Notons également que Bruxelles parvient même à conserver davantage les travailleurs hautement qualifiés comparativement aux quatre autres grandes villes belges (Anvers, Gand, Liège et Charleroi). De cette manière, il est tout à fait possible que la valeur économique apportée par la mobilité sociale soit supérieure au coût des départs urbains (Janssens et al., 2020). 


De ce point de vue, il est préférable de considérer la ville comme un espace de transition dans le cycle de vie et ainsi privilégier les besoins des personnes qui se sentent concernées par l’expérience citadine (Berns et al., 2022; Janssens et al., 2020). Par ailleurs, de plus en plus d’études montrent que les politiques « de quartiers mixtes » traitent davantage les symptômes que les causes de la pauvreté et qu’il serait plus efficace de diriger les efforts directement vers les personnes elles-mêmes. Ces politiques continuent en effet de détruire des « quartiers spécialisés » et des « centres populaires », dont les pertes éventuelles doivent être contrebalancés avec les avantages déclarés (Cheshire, 2011; Van Criekingen, 2021). 

 

Enfin, notons tout de même que, pour une grande partie des ménages, la propriété reste une aspiration profonde. Le maintien dans le secteur locatif n’est généralement pas un choix, mais plutôt le résultat du niveau général des prix sur le marché immobilier belge (Berns et al., 2022).

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Bruxelles

- Naomé Ide

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3. Conclusion et recommandations

3.2 Recommandation pour les pouvoirs publics

  • Répondre aux besoins réels de la population

  • Encadrer la rente locative

  • Faire participer le secteur privé à l'effort de construction de logements abordables

Ancre 3.1

3.1 Conclusion

La situation sur le marché du logement à Bruxelles est préoccupante pour trois raisons majeures : la hausse des prix, la pénurie de logements abordables et l’augmentation des situations de mal-logement. L’accessibilité du parc de logements locatifs privés pour les ménages aux revenus inférieurs et intermédiaires diminue fortement sans que le logement social ne prenne le relais. Cela entraîne une suroccupation progressive des logements existants, souvent de qualité insuffisante et dans un contexte de croissance démographique. Les investisseurs n’étant pas incités à investir dans les logements abordables, ayant d’autres opportunités largement plus rentables, nourrissent la pénurie de logements privés adaptés aux besoins de la population. Cette situation renforce la ségrégation est-ouest au sein de Bruxelles, déjà en cours depuis trois décennies, en même temps que les inégalités sociales. Le défi politique est clair : garantir la croissance du parc immobilier abordable qui réponde aux déficits actuels, aux besoins démographiques et qui mette fin aux conditions de vie indigne que rencontrent de très nombreux ménages. 


Les quelques pistes qui seront présentées ne prétendent pas être exhaustives et ne doivent pas être considérées comme des "solutions miracles". En effet, les propositions sont nombreuses, mais nécessitent d’être étudiées de façon approfondie, testées et évaluées avant d’être mises en œuvre de façon globale. Dans un souci de vigilance, les recommandations retenues ici sont principalement basées sur les travaux récents de chercheurs du milieu académique ayant effectué une étude détaillée du marché du logement bruxellois. De manière générale, ils suggèrent aux institutions publiques de changer de paradigme en partant dorénavant des besoins non satisfaits des groupes de ménages qui sont intéressés par la vie urbaine à Bruxelles. En d’autres termes, délaisser les politiques visant à attirer des individus qui ne se sentent pas concernés par l’expérience citadine bruxelloise ou qui sont établies dans une optique de « rayonnement international » de la ville – dont les résultats sont incertains. Il s’agirait donc de ne plus voir les espaces comme des zones défavorisées à combler, mais plutôt des zones d’opportunités à saisir, autour de valeurs d’usage individuelles et collectives (Berns et al., 2022; Van Criekingen, 2021). 


Rappelons qu’à Bruxelles, seulement 10 % du parc de logements est réglementé de façon (quasi) non-marchande. En 2017, le gouvernement a mis en place pour la première fois un système d’encadrement des loyers, mais non-contraignant, basé sur « la grille des loyers ». L’objectif premier des loyers de référence est « d’offrir une vision claire des loyers pour le grand public », permettant aux locataires et aux bailleurs de mieux estimer le prix des biens locatifs compte tenu du marché et de ses caractéristiques (pour obtenir plus d’informations sur les loyers de référence, veuillez consulter le site internet de Bruxelles Logement) (Bruxelles Logement, 2023). En 2021*, le Parlement bruxellois a adopté une ordonnance portant sur la notion de loyer abusif : un loyer présumé abusif peut maintenant faire, au cas par cas selon le niveau de confort, l’objet d’une action en révision devant la justice de paix lorsque le loyer réel excède de 20 % le loyer de référence de la grille des loyers. Le gouvernement a également adopté une ordonnance pour la mise en place future d’une commission paritaire locative chargée de concilier les litiges sur les loyers entre propriétaires et locataires. Ce nouvel organe sera donc composé de représentants de locataires et de bailleurs, mais aucune date de mise en place n’a encore été annoncée à notre connaissance. Bien que l’avis motivé de la commission devrait être gratuit, il ne sera pas contraignant et le bailleur ne sera donc pas obligé de réviser son loyer. La commission proposera une conciliation aux parties pour fixer un nouveau loyer, qui, en cas de désaccord, pourront toujours saisir le juge de paix.

*En janvier 2021, le Gouvernement a adopté le Plan d’Urgence pour le Logement (PUL) 2020-2024 (190 millions d’euros) avec l’objectif de trouver une solution de logements à 15 000 des 50 000 ménages inscrits sur la liste d’attente pour un logement social (RBDH, 2022). Divers politiques sont ou vont donc être mises en œuvre : poursuivre la construction de logements sociaux, diversifier les stratégies de production de logement social, encourager la production de logements sociaux dans les communes, agir sur le coût du logement, lutter contre l’inoccupation, lutter contre l’insalubrité, lutter contre les discriminations au logement, reloger durablement les personnes sans-abri, prévenir les expulsions, lutter contre la précarité énergétique et hydrique et accélérer la rénovation énergétique du bâti bruxellois. Dans le dernier Baromètre du logement (2022), le RBDH s’est chargé d’évaluer les dispositifs mis en d’œuvre et de soumettre diverses propositions d’amélioration. Pour consulter le baromètre, rendez-vous sur leur site internet : http://rbdh-bbrow.be/ ou cliquez ici.

Bien que ce soit un premier pas en termes d’encadrement des loyers, plusieurs éléments remettent sérieusement en question l’efficacité de ces mesures. D’abord, on peut s’interroger sur la raison qui justifie le fait que la commission paritaire soit consultative et non contraignante. En effet, la commission aurait pu être habilitée à réviser les loyers, et c’est la décision prise par cette dernière qui aurait alors toujours pu faire l’objet d’une contestation devant le juge de paix. Ensuite, le fait que la révision à la baisse des loyers soit laissée à l’initiative des locataires peut également poser problème : de nombreux ménages, en particulier les plus vulnérables, risquent de ne jamais entamer de telles démarches, de peur d’entrer en conflit avec leur propriétaire, ou simplement par manque d’information. Pourtant, les données sur les loyers sont disponibles à la banque des baux, ils pourraient donc techniquement être revus à la baisse sans intervention des locataires (Périlleux & Marissal, 2021; RBDH, 2022). La notion de qualité du logement est également mal définie dans la grille des loyers, celle-ci étant basée sur un ensemble de caractéristiques que le modèle ne prend que très partiellement en compte. Les propriétaires seront donc davantage incités à proposer les prix médians présentés par la grille des loyers même lorsque des défauts de qualité substantiels propres au logement ne le justifient pas. Et à l’inverse, ils justifieront plus facilement des prix plus élevés en raison d’une qualité jugée supérieure. Cela risque alors d’augmenter les prix des derniers logements encore abordables, davantage occupés par les ménages les plus précaires. Périlleux et Marissal résument : « L’alignement vers le loyer de référence, à la baisse et à la hausse, fera légèrement baisser les loyers des ménages qui en ont le moins besoin, et monter les loyers de ceux qui peuvent le moins le supporter » (Périlleux & Marissal, 2021, p. 3). 


De plus, et c’est incontestablement l’élément le plus important, la grille de référence étant basée sur les prix du marché – avec des loyers déjà fortement en décalage par rapport aux revenus et à la valeur intrinsèque des biens – cette mesure n’impactera pas le processus de distorsion économique inégalitaire de la financiarisation de la rentre foncière. En effet, c’est parce qu’il existe une rente lucrative du sol et du bâti – principalement à travers la location – que les prix ne cessent d’augmenter. Le processus de financiarisation des logements favorise globalement la construction de logements à destination des classes aisées en même temps que le non-entretien des logements abordables. Chaque nouvelle rénovation de logements, chaque nouvelle ligne de transport public, parc, équipement ou infrastructure, participera également au « reclassement symbolique » du quartier, permettant alors une augmentation de la rente privée (Van Criekingen, 2021). Les propriétaires-bailleurs perçoivent cette plus-value sans prendre de risque ni exercer aucune activité productive, ne faisant que s’interposer entre le stock de logements disponibles et ceux qui en ont besoin (Pérrilleux & Marissal, 2021). 


Le marché locatif en Belgique et à Bruxelles n’est donc toujours pas régulé par un système véritablement contraignant. Pourtant, d’autres pays européens ont déjà mis en place des systèmes de régulation. En France, il existe une limitation à l’indexation des loyers sur base de l’indice de référence des loyers (IRL) sur toutes les « zones tendues » (les principales villes de France). Les loyers dans l’agglomération parisienne sont également encadrés par une grille des loyers et il est possible de faire appel à une commission locative pour régler les conflits (Périlleux & Dupont, 2017)). Aux Pays-Bas, les bailleurs privés (17 %) et sociaux (83 %) sont soumis à la même législation en matière d’encadrement des loyers. De nouveau, des loyers maximums sont calculés en fonction de caractéristiques de qualité et de confort. Il est également possible de s’adresser à une commission paritaire (très active) qui informe ou règle les litiges entres locataires et bailleurs. À Vienne, 62 % de la population vit dans des logements non-marchands, gérés par des entreprises publiques et privées. De plus, 43 % des logements seraient destinés uniquement à la population ayant des revenus modestes (22 % de logements sociaux publics et 21 % de privés). Ces entreprises privées sont à but non-lucratif ou limité, développées selon un processus réglementé par la ville. Ainsi, les Viennois·es ne dépenseraient en moyenne que 20 % de leurs revenus au logement (Guillas-Cavan, 2021). Étant donné que la ville dispose d’un vaste parc de logements abordables, les résident·e·s à revenu moyen n’évincent pas les résident·e·s à faible revenu. 


Penchons-nous également sur le cas de la Suède où 41 % des ménages sont propriétaires, 37 % locataires (19 % sur le marché privé, 18 % sur le marché public) et 22 % vivent dans des coopératives d’habitations. Le marché locatif est protégé par un syndicat dont les membres sont élu·e·s démocratiquement (Habitat worldmap, 2019a). Avec plus de 8.000 représentant·e·s (pour un pays d’une taille comparable à la Belgique), ils participent à 90 % des négociations des loyers entre propriétaires et locataires sur l’ensemble du parc locatif suédois (privés et publics). Ces négociations sont basées sur un « système de valeurs utilitaires » qui évalue la valeur d’un bien non pas en fonction de son usage le plus lucratif, de son coût de construction ou du taux du marché, mais en fonction de l’utilité qu’il apporte aux individus ou aux groupes de personnes à un moment donné. Les commissions de loyers tiennent compte des revenus et besoins des locataires, de l’emplacement du logement, de ses caractéristiques, de son coût d’entretien, etc. Les locataires et les propriétaires négocient les loyers via ces commissions en utilisant ces valeurs utilitaires pour arriver à un accord qui convient à toutes les parties (Habitat worldmap, 2019b; Mirtorp, 2023). De plus, on retrouve en Suède le système des coopératives d’habitations, un système qui permet d’accéder à la propriété d’un ensemble de logements appartenant et contrôlés par l’entièreté des membres eux-mêmes (80 logements en moyenne par coopérative, gérée selon la règle « un membre, une voix ») (Habitat worldmap, 2019a). Connues pour être de bonne qualité et de bénéficier d’un bon entretien, ce système rendrait même certains investissements plus rentables sur le long terme pour les propriétaires-occupants (Co-operative Housing International, s. d.).

Ancre 3.2

3.2 RECOMMANDATIONS POUR LES POUVOIRS PUBLICS

RÉPONDRE AUX BESOINS RÉELS DE LA POPULATION LOCALE

Le bien-fondé des politiques actuelles de rénovation urbaine est remis en question dans ce rapport. En effet, plusieurs chercheur·euse·s spécialisé·e·s dans le marché immobilier bruxellois pointent du doigt la responsabilité de ces politiques urbaines dans la flambée non contrôlée des prix, en particulier dans les quartiers populaires. Notre intention ici n’est pas de discréditer l'importance de la rénovation urbaine au sein des politiques publiques. Au contraire, notre propos vise à encourager une approche plus critique, exigeant que toute initiative visant à modifier le tissu urbain soit soumise à une évaluation continue.

Une première recommandation qui semble mettre les expert·e·s d’accord est l’urgence d’établir des indicateurs de suivi avec des objectifs clairs afin d’évaluer et de réajuster si nécessaire les politiques urbaines mises en place. De plus, la transformation réussie d’un quartier ne peut démocratiquement se faire sans le soutien et la vision partagée des résident·e·s. Par conséquent, nous préconisons une augmentation substantielle d’enquêtes qualitatives représentatives et approfondies, en impliquant directement la population locale. En effet, des actions qui répondent aux besoins réels des Bruxellois·es – qui ne peuvent se résumer ici en raison de leur complexité – requièrent un minimum de coordination et de mise en œuvre collective. 


En résumé, la rénovation urbaine doit être envisagée comme un service public à l’égard des citoyen·e·s qui habitent ces quartiers : soutenir l’activité locale déjà présente et se concerter auprès des personnes qui fréquentent la ville pour comprendre les besoins et chercher à l’améliorer plutôt que la transformer (Van Criekingen, 2021).

ENCADRER LA RENTE LOCATIVE

En général, les propriétaires-bailleurs ont un niveau de vie élevé avant même de commencer à investir dans l’immobilier locatif. Ils ont souvent accès à des sources de financement telles que des prêts bancaires ou des héritages familiaux qui leur permettent d’acquérir des biens immobiliers. Par conséquent, la plupart des bailleurs épargnent la rente nette locative, leur permettant de cumuler davantage de richesse. Ainsi, selon les calculs de Périlleux & Marissal, la part des propriétaires_bailleurs faisant partie de la classe inférieure est minime. En effet, lorsque l’on ne tient pas compte des revenus locatifs, seulement 10 % de l’ensemble des bailleurs de logement bruxellois pourraient être considérés comme appartenant aux 30 % des plus pauvres (Périlleux & Marissal, 2021). 


De plus, notons que, même dans le cas où cela concernerait davantage de bailleurs, aucune raison socio-économique ne justifie a priori la propriété lucrative des logements.

Il existe un moyen très simple de limiter la hausse des prix de l’immobilier, si simple qu’il est difficile de comprendre pourquoi il n’est pas mis en œuvre : s’attaquer à la rente nette locative. En effet, cette mesure semble être la seule véritablement crédible au vu des résultats mis en lumière par ce rapport. Les autres mesures (telles que les amendes pour logements inoccupés, les loyers de référence, l’élargissement du droit de gestion publique, l’amélioration du dispositif contre les discriminations, les occupations temporaires, etc.) ne seront probablement efficaces que le jour où il existera un réel encadrement des prix des loyers, celles-ci revenant actuellement bien souvent à « mettre un cataplasme sur une jambe de bois ». Il ne s’agit certainement pas de « punir » les propriétaires-bailleurs, qui empochent en moyenne la moitié de la rente brute locative, mais plutôt d’instaurer un rapport équilibré entre ces derniers et les locataires. La création d’une commission paritaire locative ou la naissance d’un syndicat robuste de locataires bruxellois favoriserait certainement cette direction. 


Alors qu’une partie de la rente est tout à fait justifiée pour l’entretien du logement, une part significative des revenus des propriétaires apportés grâce à cette rente ne trouve en réalité aucune légitimité économique. De fait, l’investissement n’est ni risqué, ni productif et dans de nombreux cas celui-ci est déjà amorti depuis longtemps (ex : héritage). De plus, les propriétaires-bailleurs profitent des investissements publics dans le quartier pour augmenter le prix de leur(s) bien(s). En d’autres termes, étant donné l’absence de taxes corrélées au loyer, ils profitent des politiques de revitalisation et de l’offre de nouveaux équipements publics pour augmenter leur prix et capter une part croissante des revenus des plus modestes. Ils génèrent ainsi des externalités négatives via les investissements permis par la collectivité, sans émettre une contrepartie suffisante en termes de production ou de redistribution. Dès lors, ne pas mettre de régulation à cette rente est en réalité un choix politique qui, selon Périlleux et Marissal, peut être qualifié d’antisocial (Périlleux & Marissal, 2021). 


Le défi qui se présente lorsque l’on veut s’attaquer à la rente locative est double : il s’agit de réduire l’écart entre les prix des loyers et les revenus des ménages, tout en améliorant la qualité des logements. Pour éviter que la qualité des logements ne soit affectée, le dispositif de régulation reviendrait à plafonner la rente locative à l’ensemble des frais engagés par les propriétaires-bailleurs (taux d’emprunt, coûts d’entretien, impôts immobiliers, frais de gestion…), ce qui reviendrait tout simplement à supprimer la rente nette et à limiter la propriété marchande des logements. Dès lors, un loyer « juste » serait celui qui rémunère les charges réellement engagées par le propriétaire-bailleur. Le logement ne serait ainsi plus considéré comme un moyen de spéculation – captant une partie des revenus des locataires dans l’attente constante d’une hausse des valeurs immobilières – mais comme le moyen de garantir les usages directs et personnels du logement. De cette manière l’usage privé de la propriété serait favorisé, tandis qu’on mettrait notre bien à la location uniquement en vue d’un futur usage personnel (tout en étant rémunéré sur le temps et les sommes engagées pour la mise en location). 


Un dispositif de régulation de la rente locative ne vise donc certainement pas les propriétaires-occupants, mais bien les propriétaires-bailleurs de logements bruxellois, qui ne représentent qu’entre 10 et 15 % des ménages à Bruxelles. Au contraire, la diminution des loyers pourrait même contribuer à faciliter l’acquisition d’un logement pour des futurs propriétaires-occupants (Périlleux & Marissal, 2021), tout en dynamisant l’économie (les revenus libérés par la diminution des loyers pouvant être utilisés pour la consommation, la santé, les investissements productifs, etc.). 


Afin de mesurer avec plus de précision les niveaux des rentes et de constituer un plan d’action efficace pour le gouvernement en réponse à la crise sociale grandissante, des moratoires sur la rente locative nette doivent être effectués. Pérrilleux & Marissal proposent également de mettre en place un dispositif de transition entre les deux modèles locatifs, telle qu’une caisse publique, permettant un système de redistribution correctrice. Selon leurs calculs, cette caisse publique pourrait extraire jusqu’à 500 millions € par an, soit 10 % du budget régional (Pérrilleux & Marissal, 2021). 


Notons également que les loyers sont actuellement taxés sur le revenu cadastral, censé représenter la valeur locative moyenne nette que le bien immobilier rapporte à son propriétaire en un an. Néanmoins, ce montant repose sur un coefficient basé sur les valeurs immobilières de 1975, qui n’ont jamais été actualisées jusqu’à aujourd’hui (malgré la banque des baux). Ainsi, de nombreuses voix s’élèvent pour taxer les loyers réellement demandés (avec différentes tranches d’imposition afin de freiner les hausses, la déduction des frais de rénovation…) (Dessouroux et al., 2016). 


FAIRE PARTICIPER LE SECTEUR PRIVÉ À L’EFFORT DE CONSTRUCTION DE LOGEMENTS ABORDABLES 


Cette proposition est le corollaire de la précédente. En effet, la réduction, voire la suppression, de la rente nette locative permettrait à chaque logement privé existant ou produit de devenir un logement à finalité sociale (dont les prix reflètent les coûts). Suite à une telle mesure, il est plus que probable qu’une partie importante des gros investisseurs et promoteurs immobiliers se désintéressent de ce marché comme moyen de spéculation, et qu’ils ne figurent donc plus parmi les principaux porteurs de capitaux. Néanmoins, la demande de logement ne se réduirait pas, étant donné que chaque ménage continuera d’avoir besoin de se loger. De plus, l’écart entre les revenus et les prix du marché locatif ayant diminué, les ménages pourraient épargner davantage pour pouvoir s’acheter leur propre logement. Les quelques gros investisseurs privés pourraient ainsi être remplacés par un plus grand nombre de futurs petits investisseurs désirant acquérir un logement pour un usage personnel (présent ou futur), rendant alors la construction de logements plus adéquate aux besoins réels. 


Par ailleurs, la demande de logements locatifs continuera d’exister pour tous les ménages en transition ou n’ayant pas encore les moyens suffisants pour acquérir un logement. La question est donc de savoir si suffisamment de propriétaires privés seront disposés à mettre leur logement en location, sachant que cela est moins rentable qu’auparavant. Néanmoins, la persistance du secteur des AIS démontre que ce type d’investissement reste attractif pour certains bailleurs privés, qui continuent donc d’y trouver une certaine profitabilité (malgréune perte d’environ 30 % de la rente, mais en échange d’une gestion locative simplifiée). 


Notons également que la population bruxelloise continue de croître et que les constructions et rénovations du bâti sont trop lentes. Bernard et Traversa, enseignants-chercheurs à Saint-Louis et l’ULC, proposent de relancer une dynamique de l’implication du secteur privé dans l’accroissement du parc de logements bruxellois à caractère social. Pour cela, ils suggèrent de réduire le taux de TVA de 21 % (12 % dans le secteur des AIS) à 6 % sur tous les achats de logements neufs qui répondent aux critères du logement social (c’est-à-dire des logements loués à des prix raisonnables à des ménages ayant des revenus modestes). En d’autres termes, ils proposent d’adapter la notion de « société de logement social » à toute personne physique ou morale opérant dans les mêmes conditions (ce droit jusqu’alors réservé à la SLRB, aux SISP et plus récemment à Citydev et aux AIS). Il s’agit ici de se focaliser sur la nature des opérations effectuées plutôt que sur les acteurs qui les réalisent (public/privé) : construction, modalités de vente ou de location, contrôle et supervision des autorités compétentes, etc. De plus, Bernard & Traversa soulignent que ce système différencié de TVA se heurte au principe juridique fondamental de neutralité fiscale et d’égalité de traitement. En effet, les bailleurs qui préfèrent gérer eux-mêmes des locations pour des ménages modestes ne peuvent pas bénéficier de cette réduction d’impôt, ce qui est problématique dans un contexte où les AIS ne sont pas les seules à développer une offre locative sociale de fait (Bernard & Traversa, 2022). 


Enfin, beaucoup d’intervenant·e·s plaident également pour l’allongement de la durée de socialisation des logements neufs dans le secteur des agences immobilières sociales. Le RBDH revendique par exemple une socialisation des logements AIS pour une durée obligatoire de 30 ans (équivalent à la durée de vie d’un bien avant qu’il ne doive faire l’objet de rénovations importantes), au lieu de 15 actuellement (RBDH, 2018). En effet, si le secteur privé se met à construire des logements sociaux, la question de la durée pendant laquelle ces logements devront rester affectés à cette finalité sociale est importante à considérer.

Ancre 3.3
Ancre 3.4

3.3 Recommandations pour les propriétaires-bailleurs

En tant que propriétaire-bailleur sur un marché non-régulé, il peut être tentant de chercher à réaliser la plus grande marge possible, et différentes raisons pourraient être avancées pour justifier ce type de comportement. Cependant, comprendre les mécanismes en jeu permet de prendre des décisions en connaissance de cause. Chaque logement qui quitte le secteur abordable après rénovation est un logement abordable de moins, et le prix du sol s’adaptant, cela finit par faire augmenter le prix de tous les logements dans les alentours. En attendant une réglementation plus stricte, plusieurs idées peuvent être explorées afin d’aider à maintenir des logements abordables : proposer des loyers justes, encourager la stabilité locative, procéder aux réparations et aux rénovations sans impacter le loyer ou encore participer à des programmes de logements abordables (ex : secteur des AIS), ...

3.4 Recommandations pour les locataires et futurs 
propriétaires-occupants

Que faire en tant que locataire bruxellois·e face à l’augmentation des loyers ? À nouveau, les propositions sont nombreuses, mais la première étape est de remettre en perspective les enjeux de société et de repolitiser les questions d’aménagement, d’organisation et de gouvernance des villes. Les difficultés pour le·la locataire à défendre ses droits reposent principalement sur le déséquilibre des rapports de force entre propriétaires-bailleurs et locataires. Lorsque le·la propriétaire ne règle pas les problèmes d’insalubrité, beaucoup ne se défendent pas, car ils·elles risquent de perdre leur logement. Le problème repose sur le fait que les locataires n’ont presque aucune marge de manœuvre pour faire valoir leurs droits, leurs besoins et leurs désirs (Krzyszton & Rener, 2020). Ainsi, la création d’un syndicat de locataires bruxellois·es solide pourrait permettre plus de transparence et un meilleur équilibre dans ce rapport de force. 


Notons qu’il existe d’autres modèles de logements en Belgique qui constituent des alternatives sérieuses. À Bruxelles, il existe par exemple la coopérative d’habitations LivingStones : une société de logements à finalité sociale gérée par les membres (ceux·celles-ci adhèrent à un projet de logements et son objectif social, en ont la gouvernance et redistribuent les bénéfices en priorité en vue de réaliser l’objet social de la coopérative) (RBDH, 2018). Il existe également le Community Land Trust (CLT), un organisme foncier solidaire qui repose sur un modèle de production de logements dont la propriété est mixte : chaque logement est la propriété de la personne qui l’occupe, mais le terrain sur lequel se trouve l’immeuble reste propriété collective et est géré comme un bien commun. En théorie, cela empêche toute appropriation privée de la valeur du terrain lorsqu’un propriétaire change. Cela permet également de garantir un accès à long terme aux logements pour les personnes aux revenus modestes, même dans des zones où les prix des terrains augmentent (Van Criekingen, 2021). Ce sont des modèles qu’il faut continuer à encourager. 


Il est également important de ne pas sous-estimer la résistance populaire. Si la gentrification à Bruxelles ne s’étend pas comme une marre de café, c’est parce qu’elle dépend de la permanence d’un ensemble de pratiques courantes de l’espace – lié à des commerces, des entreprises, des associations, des organisations communautaires, des endroits de convivialité et le maintien d’un stock de logements abordables dans certains quartiers – permettant une « centralité populaire » (comme dans le quartier des Marolles ou celui d’Heyvaert) (Van Criekingen, 2021). 


Résister, c’est aussi partager nos préoccupations avec notre entourage. La situation complexe du logement à Bruxelles ne se résume pas à une simple question individuelle, mais revêt une dimension collective. En échangeant avec les personnes qui nous entourent, nous prenons conscience des divers points de vue et des expériences vécues en matière de logement, favorisant ainsi l’émergence de solutions collectives bénéfiques pour tous. Ces discussions posent les fondations sur lesquelles nous pouvons trouver un consensus et bâtir un récit bruxellois commun. Elles nous permettent d’imaginer un monde différent, où la ville est construite pour et par ses habitant·e·s.

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