Bruscope démocratise l'accès aux connaissances socio-économiques pour la construction d'une ville pensée pour et par ses habitant·e·s

MANIFESTE
Comment réduire l’écart grandissant entre les prix des logements et les revenus des Bruxellois·es ?
La situation sur le marché du logement à Bruxelles est devenue particulièrement préoccupante pour trois raisons majeures : la hausse continue et sans-précédent des prix depuis le début des années 2000, la pénurie structurelle de logements abordables et l’augmentation des situations particulièrement critiques de mal-logement. Cet état de fait est principalement le résultat d’une négligence politique en matière de régulation des prix immobiliers, conjuguée à des difficultés à intégrer la croissance démographique dans les politiques publiques.
Dès lors, nous sommes à Bruxelles face à une pénurie structurelle et permanente de logements abordables, menant à des situations de gravité diverses : augmentation des expulsions et du sans-abrisme ; saturation des dispositifs d’hébergement d’urgence ; augmentation des familles vivant dans des logements insalubres, trop petits, surpeuplés, inconfortables et/ou délocalisés ; des centaines de milliers d’habitant·e·s contraint·e·s de réduire leurs dépenses de santé, d’alimentation ou de loisirs pour faire face à l’augmentation des loyers ; ainsi que la perspective qui s’éloigne de plus en plus pour les ménages à bas et moyen revenu de devenir, un jour, propriétaire de leur logement à Bruxelles. Alors que ce phénomène touche l’ensemble de la ville, la hausse des prix est particulièrement marquée dans les quartiers populaires. Les logements locatifs privés dans ces quartiers ont longtemps joué le rôle de logements sociaux « de fait » et leur disparition progressive mène à une dépossession des lieux par leurs riverain·e·s, replié·e·s vers la périphérie, accentuant encore davantage les inégalités, les tensions sociales et la ségrégation est-ouest au sein de la Région (Chapitre 2 : État des lieux du marché du logement).
En effet, dans la Région de Bruxelles-Capitale, rappelons que la moitié de la population appartient à la classe économique inférieure et que deux habitant·e·s sur cinq sont en situation de risque de pauvreté. En conséquence, 50 % des ménages sont en principe éligibles au logement social, ceux-ci consacrant en moyenne 50 % de leur budget à se loger – une proportion largement supérieure au seuil maximal recommandé de 40 % (Chapitre 2.1 : Budget consacré au logement). Néanmoins, le logement locatif social semble susciter peu d’intérêt de la part des pouvoirs publics, sa part dans le parc immobilier bruxellois n’ayant jamais augmenté en vingt ans et stagnant entre 7 % et 8 %. Aujourd’hui, il faut attendre en moyenne entre 12 et 20 ans pour espérer pouvoir un jour en bénéficier, créant des situations particulièrement inéquitables entre des personnes aux revenus équivalents, mais qui n’ont pas droit aux mêmes avantages sociaux (Chapitre 2.1 : Budget consacré au logement).
Pourtant, le droit à un logement décent est fondamental, et même inscrit dans la Constitution. Cette reconnaissance n’est pas fortuite : cela fait très longtemps maintenant que l’on sait que le mal-logement entraîne des conséquences directes sur la santé des occupants, qu’un prix trop élevé se fait aux dépens d’autres postes budgétaires vitaux et que le logement agit comme un levier d’émancipation, celui-ci ayant un impact sur la vie de famille, l’éducation et la scolarité des enfants, le développement professionnel, la productivité au travail, etc. (Chapitre 2 : État des lieux du marché du logement).
Il est donc temps de prendre un moment pour réfléchir à l’incohérence sociale et économique de cette situation, en considérant avec objectivité les profits nets – obtenus par les propriétaires-bailleurs de logements bruxellois sans contrepartie sociale ou productive – estimés par des chercheurs de l’IGEAT à environ la moitié des revenus locatifs (Chapitre 2.2 : Lieu de résidence et rente locative). Non seulement les habitant·e·s ne peuvent plus se loger, mais l’augmentation des prix de l’immobilier rend également intenables les activités industrielles et logistiques implantées dans la Région et complique très sérieusement la réalisation de projets publics ambitieux. De plus, la construction de logements neufs par les promoteurs immobiliers ne fera, sans régulation, qu’augmenter les prix par les mécanismes de spéculation, d’internationalisation et de financiarisation (Chapitre 3 : mécanisme du marché immobilier). Soyons lucides, sans régulation, les prix continueront d’augmenter à la même vitesse, soit d’environ 20 % tous les dix ans (Chapitre 2.3 : Evolution générale des loyers).
En effet, les investisseurs ne sont pas incités à investir dans des logements abordables, ayant d’autres opportunités largement plus rentables, nourrissant ainsi la pénurie de logements privés adaptés aux besoins de la population. Toutes les occasions sont saisies pour transformer les terrains et moderniser les biens pour une clientèle plus aisée, où le·la plus offrant·e remportera l’échange, qu’il·elle réside en Belgique ou à Dubaï, qu’il·elle laisse le logement « vacant » ou occupé. Les promoteurs peuvent se réjouir de l’augmentation du nombre de candidat·e·s très aisé·e·s depuis les années 80, venu·e·s du monde entier, grâce aux accords de libre-échange, à la diminution des restrictions sur les mouvements financiers et à l’ouverture du marché immobilier aux capitaux étrangers. Aujourd’hui, un investisseur gagnerait plus d’argent à démolir des logements abordables situés dans le « croissant pauvre » de Bruxelles pour y construire des hôtels de luxe, qu’à acheter de l’immobilier à Uccle ou à Ixelles (Chapitre 3.1 : Dynamiques de prix). Pourtant, le fait que les prix de l’immobilier soient libres et que les logements soient financiarisés est loin d’être une condition naturelle, mais plutôt un choix politique parmi de nombreuses possibilités réglementaires. De fait, plusieurs pays européens ont adopté des mesures strictes pour démarchandiser le secteur (Pays-Bas, Autriche, Danemark, Suède, etc.) (Chapitre 4.1 : Conclusion). Par contraste, en Belgique, les Agences Immobilières Sociales (AIS) sont subsidiées pour garantir aux propriétaires-bailleurs un rendement foncier net positif (Chapitre 3.2 : Les logements « à caractère social »).
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Depuis 30 ans, les gouvernements régionaux bruxellois successifs ont mis en œuvre des politiques visant à attirer et à maintenir la classe moyenne à Bruxelles en investissant des centaines de millions d’euros d’argent public dans des politiques de rénovation urbaine. Ces initiatives soulèvent deux critiques importantes. Premièrement, plusieurs de ces mesures, en laissant une marge de manœuvre significative aux idées contestables des promoteurs, sont en totale contradiction avec la réalité et les besoins pressants de la population (Chapitre 3.3 : Politique de rénovation urbaine). Deuxièmement, il est regrettable de constater que, malgré les efforts déployés et le coût considérable que cela représente, la classe moyenne continue de quitter Bruxelles. Les chercheurs expliquent que ces mesures tentent en réalité de retenir un groupe « peu susceptible de rester ». En effet, la classe moyenne quitte Bruxelles pour des raisons que les gouvernements ne peuvent altérer : « projet bébé » et envie d’espaces moins denses, retour vers la région d’origine de leurs parents ou encore désir profond de campagne. Les données montrent même que cette tendance s’accélère à mesure que les revenus augmentent, ceux-ci permettant de mettre en œuvre leur décision plus rapidement (Chapitre 3.3 : Mobilité sociale).
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Comment en est-on arrivé là ? Comment est-ce devenu une norme que les logements soient considérés comme de simples marchandises, monopolisées par quelques propriétaires-bailleurs qui dictent leurs prix au détriment d’une part toujours plus croissante du salaire des plus défavorisé·e·s (Chapitre 2.2 : Situation des propriétaires) ? Les politiques publiques ont favorisé les propriétaires au détriment des locataires (Chapitre 3.3 : Politique de rénovation urbaine), tandis que les banques ont encouragé les individus fortunés à investir dans l’immobilier plutôt que de soutenir les projets économiques locaux et socialement innovants.
En se limitant à comparer des groupes de données ponctuelles, les gouvernements ignorent en réalité l’existence de la ville comme espace de transition résidentielle. Il est vrai que les nouveaux·elles arrivant·e·s à Bruxelles sont généralement jeunes, peu qualifié·e·s et ont des revenus plus faibles, tandis que celles et ceux qui partent sont en moyenne plus âgé·e·s, qualifié·e·s, avec des revenus supérieurs. Toutefois, les jeunes grandissent, se qualifient, se constituent une épargne et finissent par repartir, bénéficiant dès lors de Bruxelles comme un « instrument d’émancipation ». Dans cette perspective, ils et elles contribuent à la prospérité de la ville, au point qu’il est tout à fait probable que la valeur économique générée par la mobilité sociale dépasse le coût des départs urbains (Chapitre 3.3 : Mobilité sociale). De ce point de vue, il est préférable de considérer la ville comme un espace de transition dans le cycle de vie et ainsi privilégier les besoins des personnes qui se sentent concerné·es par l’expérience citadine. Par ailleurs, de plus en plus d’études montrent que les politiques « de quartiers mixtes » traitent davantage les symptômes que les causes de la pauvreté, et qu’il serait plus efficace de diriger les efforts directement vers les personnes elles-mêmes. Ces politiques continuent en effet de détruire des « centres populaires », dont les pertes économiques éventuelles doivent être contrebalancées avec les avantages déclarés (Chapitre 3.3 : Mobilité sociale).
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Ainsi, l’attrait de Bruxelles en tant que « centre d’emplois », capitale de l’Europe et métropole internationale, aidé par les politiques de rénovation menées au nom du « retour en ville de la classe moyenne » et de la « mixité sociale », a rendu le marché immobilier bruxellois plus attractif pour les investisseurs et a donné lieu à une nouvelle phase de construction et de rénovation résidentielle. Cette transformation d’une partie du parc immobilier existant en un objet d’investissement a créé un marché haut de gamme en décalage avec l’offre locale (Chapitre 3.3 : Politique de rénovation urbaine).
Le défi politique actuel est très clair : garantir la croissance du parc immobilier abordable afin de répondre aux déficits actuels, aux besoins démographiques et de mettre fin aux conditions de vie indignes que rencontrent de très nombreux ménages. Notons que le gouvernement a récemment adopté l’ordonnance de 2021 visant à « lutter contre les loyers abusifs ». Cependant, cette mesure ne consiste en rien une solution satisfaisante. Les prix sont maintenant « régulés », mais restent alignés sur ceux du marché – des prix, rappelons-le, largement au-dessus de la valeur intrinsèque des biens (Chapitre 4.1 : Conclusion). En bref, il semblerait que l’État, en se concentrant davantage sur des considérations lucratives et court-termistes, ait perdu de vue certains aspects de la réalité. Dès lors, nous pourrions légitimement nous poser la question suivante : l’État privilégie-t-il les intérêts des acteurs financiers au détriment de l’intérêt général ?
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En effet, il existe un moyen très simple de limiter la hausse des prix de l’immobilier, si simple qu’il est difficile de comprendre pourquoi il n’est pas mis en œuvre : s’attaquer à la rente nette locative. Cette mesure paraît être la seule véritablement crédible au vu des résultats mis en lumière par notre rapport. Les autres mesures reviennent actuellement bien souvent à « mettre un cataplasme sur une jambe de bois ». Il ne s’agit certainement pas de punir les propriétaires-bailleurs, mais plutôt d’instaurer un rapport équilibré entre eux et les locataires. La naissance d’un syndicat robuste de locataires bruxellois pourrait sans doute aider à atteindre cet équilibre (Chapitre 4.2 : Encadrer la rente locative).
Alors que les propriétaires-bailleurs continuent de tirer profit des investissements publics – rénovation de places, création de parcs, aménagement de pistes cyclables et de potagers partagés – pour augmenter les prix de leurs biens, le choix de ne pas réglementer cette rente relève purement des politiques et peut facilement être considéré comme étant un choix antisocial. Réguler la rente locative, cela consiste à plafonner celle-ci à l’ensemble des frais non-récupérables engagés par les propriétaires-bailleurs. Un loyer « juste » serait donc celui qui rémunère uniquement les charges réellement engagées par le propriétaire (temps de gestion, entretien, taux d’intérêt, etc.) (Chapitre 4.2 : Encadrer la rente locative). Aucune raison valable ne justifie que les locataires doivent assumer le remboursement de l’emprunt contracté par le propriétaire. En effet, ce dernier peut toujours récupérer la valeur du bien qu'il met en location par la vente.
De cette manière, le logement ne serait plus considéré comme un moyen de spéculation pour s’enrichir sur le dos des personnes défavorisées, mais plutôt comme un moyen de garantir les usages directs et personnels du logement. La réduction, voire la suppression, de la rente nette locative permettrait à chaque logement privé existant ou produit de devenir un logement à finalité sociale, dont les prix reflètent les coûts réels (Chapitre 4.2 : Encadrer la rente locative).
Peut-être que la première étape pour les locataires bruxellois·es face à l’augmentation des loyers est de remettre en perspective les enjeux de société et de repolitiser les questions d’aménagement, d’organisation et de gouvernance des villes. Partagez ce texte, et construisons ensemble un récit bruxellois collectif pour imaginer une ville différente, construite pour et par ses habitante·s.